Prologue
La décision de quitter la ville pour s’installer à la campagne murissait depuis plusieurs années dans l’esprit de Monsieur et Madame Morin-Diallo. Les problèmes d’asthme de Sarah, la petite dernière, et les plaintes incessantes des voisins lorsque les jumeaux Lucas et Salomon jouaient dans la cour de leur résidence du centre-ville de Lyon avaient fini par les convaincre de faire le grand saut. Alors, un matin d’août, les cinq Lyonnais accompagnés de leur chien et de leur chat s’étaient installés dans un coin reculé d’Ardèche au bord de la rivière la Bourges, dans une jolie maison de pierre abandonnée depuis seulement six mois. La santé déclinante du couple de retraités qui y avait vécu les avait poussés à rejoindre la vallée non loin d’un centre hospitalier et des services qu’il proposait aux personnes âgées. Les parents Morin-Diallo, Laurence et Driss, tout sourires, se réjouissaient. Enfin ils réalisaient leur rêve, offraient à leurs enfants de sept et douze ans un cadre de vie proche de la vie sauvage, où l’air était peu pollué et qui permettrait à leur progéniture d’évoluer au grand air, dans un milieu sain au plus près de la nature. Dès les premiers jours, la respiration de Sarah se fit plus fluide, aucun accès de toux à déplorer, son teint s’était éclairci, elle était radieuse, son père et sa mère s’en félicitait. Quant aux garçons, ils n’en revenaient pas de disposer d’un terrain de jeu qui leur semblait illimité. Ils couraient dans les bois, dévalaient les pentes à s’en couper le souffle, sautaient dans les cascades, s’aspergeaient d’eau dans la rivière, hurlant et riant sans déranger personne, un vrai bonheur.
Or, ce dont aucun d’entre eux ne se doutait, c’était que le vide de la maison qu’ils venaient d’investir n’était qu’apparent. En effet, cachés dans les nombreux recoins des deux étages que les Morin-Diallo occupaient, ainsi que dans le grenier, dans la cave, au beau milieu de ce qui avait été un potager, sur la rivière et partout sur ses rives, fourmillait un grand nombre d’espèces de la faune et de la flore locale. Des bactéries invisibles à l’œil nu, des insectes plus ou moins faciles à vivre, des reptiles surtout de petites tailles, des mammifères petits et grands, jusqu’aux oiseaux qui volaient librement au-dessus de la nouvelle demeure de Laurence et de Driss. Sans le savoir, les cinq bipèdes citadins et leurs deux animaux de compagnie bouleversaient tout un écosystème qui avait appris à exister sans devoir composer avec des humains.
Laurence entreprit d’abord de s’occuper du jardin qu’elle voulait rendre joli. Elle s’arma d’une énorme paire de ciseaux en métal et d’autres ustensiles et commença par se charger des mauvaises herbes : elle défrichait, éliminait toutes les plantes qui lui semblaient laides ou inutiles, une hécatombe. Dans la remise, Driss fut ravi de trouver une tondeuse à gazon dont le réservoir contenait encore suffisamment de carburant. Afin de rendre les alentours de leur propriété plus ordonnée, il sortit l’engin, et l’alluma. Un bruit de moteur vint perturber le calme à une centaine de mètres à la ronde, semant l’effroi dans la nature, d’autant que la fumée noire qui s’en échappait était irrespirable. Alors qu’ils jouaient dans le lit de la rivière, les deux garçons n’hésitaient pas à s’emparer de cailloux qu’ils jetaient à la surface pour s’éclabousser, sans se rendre compte qu’ils retiraient leurs abris à des crustacés livrés subitement sans secours aux attaques de leurs prédateurs. Leur chien, encore jeune et turbulent, ne sachant plus où donner du museau, pourchassait les papillons affolés, creusait la terre en arrachant les racines nécessaires à la survie des plantes, ses jeux détruisaient aussi l’habitat d’insectes incapables de vivre au grand jour. Le chat aussi jubilait, il avait à sa disposition un vaste terrain de chasse où les rongeurs dont il raffolait, découvraient bien trop tard son habileté et sa redoutable efficacité. Le petit félin ne mit pas vingt-quatre heures à s’adapter à son nouvel environnement, il en devint le principal prédateur.
En se rencontrant, deux univers qui n’aspiraient pourtant qu’à vivre en paix entraient en collision. Mais, ignorés par les humains, c’était au monde des plantes et des animaux de réagir, d’observer attentivement le comportement des nouveaux venus afin de s’y adapter, puis de trouver rapidement les moyens de cohabiter avec ceux qu’ils considéraient comme des intrus qui leur compliquaient l’existence.
1/ Chapitre 1
Salomé n’avait pas vu sa mère de la journée. A peine l’avait-elle entendue quitter la maison, le moteur de sa voiture vrombissant à l’aurore, les roues du véhicule crissant sur le gravier blanc de l’allée, avant de s’élancer à l’extérieur. Elle s’en allait tôt pour éviter les embouteillages, traverser la ville, passer à temps le pont qui la coupait en deux, être la première arrivée au dispensaire. En réalité, elle n’était jamais vraiment la première sur les lieux. Des malades se bousculaient déjà aux portes. Des femmes portant leurs enfants sur la hanche. Jeunes gens atteints de paludisme chronique. Des vieillards dont il faudrait retirer des vers de Cayor ou traiter les filaires. Une foule dont il faudrait se charger jusqu’à la tombée de la nuit. C’était lundi. La semaine serait longue et harassante.
Rentrée du collège où elle venait d’entrer en classe de sixième après avoir été brillamment reçue au concours national sans lequel la chose n’était pas envisageable, Salomé tournait en rond dans la maison. Le chauffeur était passé la prendre comme toujours, et l’avait ramenée sans faire de détour. Elle ne l’avait pas prié de s’arrêter pour acheter des soyas, ces brochettes de bœuf vendues aux abords des rues, dont la consommation lui était interdite. Elle ne lui avait pas non plus demandé d’attendre qu’elle s’offre un cône d’arachides grillées, dont un marchand faisait sauter les pelures en l’air avant de servir ses clients. En temps normal, Salomé ne reculait pas devant ces manquements aux lois parentales, dépensant allègrement son argent de poche, afin de se sentir appartenir au peuple de son pays. Vivre comme les autres. Etre un temps parmi eux, pas seulement à côté.
La chambre de sa cousine Sephora se trouvait à côté de la sienne. Elle eut envie d’y pénétrer pour l’attendre comme elle le faisait souvent, préparant une partie de Monopoly ou de Scrabble. Elles aimaient jouer avant de se consacrer à leurs devoirs. Sephora ne tarderait plus, à présent. La perspective de ces amusements ne suscita qu’une joie éphémère chez Salomé. Elle resta interdite devant la porte, se remémorant les paroles de sa mère. C’était de Sephora et de son frère Abel qu’elle parlait, lorsqu’elle avait dit : « Ce sont nos gens. » Hier, Abel était passé voir sa sœur. Il était aussi porteur d’un message envoyé par ses parents à ceux de Salomé. Le contenu de la missive était un mystère. Tout ce que Salomé savait, c’était que sa mère s’était emportée, qu’elle avait crié, que son mari lui avait demandé pourquoi parler sur ce ton à un enfant. C’était là qu’elle avait lancé : « Ce sont nos gens, je leur parle comme il me sied… »
Salomé tourna les talons, se dirigea vers sa chambre, se laissa choir sur son lit. La bonne avait pris soin de mettre en marche le climatiseur. Une fraîcheur apaisante enveloppait les lieux. Elle laissa errer son regard dans la pièce. Un revêtement rose couvrait les murs. Il y avait un bureau en acajou, des étagères supportant des livres et, sur la table de chevet, un ghetto blaster reçu à Noël. Une épaisse moquette tapissait le sol, si bien qu’elle n’entendait jamais le bruit de ses propres pas, quand elle se trouvait dans cette pièce. Face au lit, une porte donnait sur une salle de bain, avec un dressing mitoyen. C’était là que Sephora venait faire sa toilette. Sa chambre à elle ne disposait pas des mêmes commodités. Ses vêtements étaient rangés dans une malle, comme s’il lui fallait se tenir prête à s’en aller à tout moment.
La fillette se mit à songer, pour la première fois, à toutes les différences qu’elle n’avait jamais interrogées. Sephora vivait dans la même maison, mais fréquentait une école publique, dans un des quartiers populaires de la ville. Le chauffeur ne l’y conduisait pas. Elle prenait un taxi de ramassage [1] pour s’y rendre, rentrait quelquefois à pied pour économiser un peu d’argent. Le samedi, alors que Salomé faisait la grasse matinée, il n’était pas rare que sa mère envoie Sephora au marché ou ailleurs, faire quelque commission. Il n’y avait là rien qui ressemble à de la torture, Sephora n’était pas maltraitée. D’ailleurs, elle ne se plaignait de rien. Ses parents l’avaient confiée à ses oncle et tante, parce qu’ils pensaient qu’elle aurait, grâce à eux, de meilleures chances dans la vie.
Au fond d’elle Salomé entendait une petite voix lui dire qu’il y avait quelque chose. Ce n’était pas uniquement parce que Sephora n’était pas leur enfant, que ses parents ne s’adressaient jamais à elle en français, ne lui parlant que cette langue ancestrale qu’ils ne transmettaient pas à leur fille. Ce n’était pas pour cette seule raison que ses vêtements n’étaient jamais commandés à la Redoute, ni achetés dans les magasins hors de prix où se rendaient les expatriés européens pour maintenir leur style de vie. Et si elle ne s’autorisait à regarder un film sur le magnétoscope qu’à l’invitation de Salomé, ce n’était pas, là non plus, parce que cette maison n’était pas celle de ses géniteurs. C’était parce qu’elle appartenait à cette caste mystérieuse, celle des « nos gens ».
Le cœur de Salomé se glaça, lorsqu’elle entendit grincer le portail. Sephora rentrait. Elle l’entendit prendre gaiement congé d’une camarade de classe. Le gravier blanc de l’allée bruissa sous ses pieds comme tous les jours, et comme tous les jours, elle s’arrêta pour humer le parfum des fleurs du frangipanier planté dans la cour, face au manguier, à quelques pas d’un arbre du voyageur dont on prenait grand soin. Sephora avait l’âge d’être en troisième, mais elle n’était qu’en cinquième à cette année, ayant échoué à deux reprises au concours d’entrée en sixième. C’était après son second échec à l’examen national qu’elle était venue vivre avec eux. Salomé se souvenait du conseil de famille qui avait entériné la décision. Puisqu’on ne lui disait jamais rien ou pas grand-chose d’important, elle avait écouté aux portes. Ses parents l’ignoraient, mais elle comprenait parfaitement la langue secrète, la langue non transmise des ancêtres.
Bientôt, on frappa trois coups guillerets à la porte de sa chambre. Le sourire de Sephora illumina la pièce, et son accent d’enfant des quartiers envahit l’espace : « Tu es déjà là ! Je t’ai gardé. » Ces derniers mots signifiaient qu’elle avait pensé à sa cousine, et lui avait rapporté quelque friandise proscrite, afin de partager avec elle la saveur du pays réel. Salomé se redressa, incapable, toutefois, de lui rendre son sourire. Devant la mine étonnée de cette cousine dont elle n’était plus certaine de connaître le statut, elle dit simplement : « Il faut qu’on parle. »
2/ Chapitre 2
Ses parents étaient dans le salon. Salomé emmena donc Sephora dans le jardin afin de parler tranquillement. La jeune fille, encore surprise, demanda alors :
« De quoi voulais-tu me parler, Salomé ?
– Quand nous étions petites, je te demandais souvent de me parler de ma tante et de mon oncle mais tu me disais sans arrêt qu’ils ne pouvaient pas venir te rendre visite. Pourquoi ne m’as-tu jamais parlé de tes parents ? Et d’ailleurs, pourquoi ne les ai-je jamais vus ? »
Sephora se figea et son cœur se mit à battre la chamade. Cette fois-ci, malheureusement, il n’y avait pas d’échappatoire. Des larmes glissèrent le long de ses joues et ses yeux devinrent rouges.
Stupéfaite par la réaction de sa cousine, Salomé ne put poursuivre l’interrogatoire car elle avait pris conscience qu’elle était peut-être allée trop loin. Elle s’apprêtait à regagner la maison lorsque Séphora brisa le silence :
« Ecoute Salomé, tout ce que je peux te dire, c’est que je suis heureuse que tes parents nous aient accueillis mon frère et moi. Je t’en supplie, Salomé, ne cherche pas à comprendre. Ce n’est pas à moi de t’expliquer. Et je n’ai pas le droit de le faire. » Elle hésita. « Petite, on m’a interdit de parler de mon passé. Mon silence était la condition pour que nous soyons accueillis dans cette maison. Si tu veux connaître la vérité, il faudra questionner ma tante. » Sur ces mots, elle s’en alla la tête basse, pleurant à chaudes larmes.
La scène ne cessait de tourner en boucle dans la tête de Salomé, et la dernière phrase de Séphora résonnait dans ses oreilles. Elle se demandait pourquoi sa cousine avait réagi ainsi et surtout pourquoi elle devait s’adresser à sa mère pour connaître la vérité sur sa famille. La nuit finit par tomber et c’est sur ces questions qu’elle s’endormit tant bien que mal.
Le lendemain matin, les deux filles prirent leur petit déjeuner sans échanger un mot et en évitant de se croiser du regard. Sephora se rendit à l’école la première car elle avait du chemin à faire. Sans perdre de temps, Salomé s’approcha de sa mère et s’empressa de lui poser les questions qui la torturaient tant :
« Maman, j’aimerais que tu me répondes franchement. Je vous ai surpris en train de vous disputer avec papa l’autre soir. J’ai bien compris que Séphora était le sujet de votre dispute. Qui est-elle réellement pour vous ? Pourquoi m’as-tu dit à plusieurs reprises « ce sont nos gens » ? De qui parlais-tu ? Et surtout pourquoi es-tu si désagréable avec elle ?
– Mais enfin, Salomé, qu’est-ce qui te prend ? Sephora est ta cousine bien entendu ! De plus, je n’ai jamais été désagréable avec elle. Allez, prépare-toi, il, est l’heure d’aller à l’école !
– Je suis certaine que tu mens, que ce n’est pas ma cousine répliqua Salomé. Je t’ai entendue dire que tu en avais assez d’elle l’autre soir à papa. Qui est-elle vraiment ? Je veux savoir !
Après de longs silences gênés, la mère de Salomé céda :
« Je vais t’expliquer pour te calmer. Ton père a été marié avant notre rencontre. Il avait déjà deux enfants. J’ai soigné sa femme qui souffrait d’une grave maladie. Malheureusement, elle a succombé à ce mal peu de temps après la naissance de sa fille. Je me suis beaucoup occupée de ces enfants et me suis rapprochée petit à petit de ton père. Nous nous sommes mariés et tu es née peu après. Ces enfants, ce sont Séphora et Abel.
– Tu plaisantes, n’est-ce pas ? Elle ne peut pas être ma sœur ! Ce n’est pas vrai ! Nous n’avons tellement pas la même vie.
– Je sais que c’est difficile à croire, mais tout ce que je t’ai dit est vrai. Si nous t’avons menti à son sujet, c’était pour te protéger. J’ai toujours voulu que tu aies une vie meilleure que celle de ton père. Pardonne-moi Salomé, sanglota la mère.
– Tu me demandes de te pardonner alors que tu nous a fait du mal à ma sœur et moi ? Tu as cherché à nous séparer.
– Je t’interdis de dire cela, ce n’est pas ta sœur !
– Nous sommes liées par mon père donc Séphora est bel et bien ma sœur ! Tu l’as maltraitée durant toutes ces années, en pensant la priver de beaucoup de choses. Mais moi, je ne peux m’empêcher de l’envier. Je n’en peux plus de me sentir prisonnière dans cette bulle.
– Salomé, je t’interdis de me parler sur ce ton ! Je suis ta mère, tu n’as pas à me parler de cette façon. Tu devrais t’estimer heureuse de mener cette vie. Nous te protégeons. Et puis tu dois aller à l’école, il est plus que temps. La parenthèse est close ! »
A la fin de sa journée de collège passée à penser à cette révélation, Salomé décida d’aller explorer les environs, seule, comme une touriste, étrangère qu’elle était dans sa propre ville.
3/ Chapitre 3
Seule dans les rues de la ville, Salomé repensait aux révélations de son père. D’abord, il avait eu l’air embarrassé. Pour la toute première fois, l’adolescente l’avait senti hésitant, désireux de se dérober. En fin de compte, baissant les yeux vers elle, il avait murmuré : « Tu es assez grande pour savoir ces choses. Après tout, cela te concerne aussi. » L’invitant à le suivre, il l’avait entraînée dans le salon. Pas celui où la famille se réunissait le plus souvent pour regarder le feuilleton Racines à la télévision le soir, l’autre, situé à l’étage de la grande bâtisse, avec ses larges baies vitrées donnant sur la cour arrière où un avocatier poussait non loin d’un goyavier. Le regard perdu sur la piscine en forme de haricot, il lui avait indiqué un siège en rotin, prenant lui-même place sur le canapé.
Peu habituée à être conviée dans cette pièce où ses parents recevaient leurs amis, Salomé s’était assise au bord du fauteuil, attendant la réponse à sa question. Son père avait souri, un peu timidement, lui avait-il semblé. Puis, il avait parlé. Longuement. De temps anciens, rarement évoqués, lorsque la famille possédait des esclaves. Cette époque était bien révolue. L’arrière-grand-père paternel de Salomé avait affranchi la descendance des captifs, leur donnant le statut de cousins éloignés. Malgré tout, les différences persistaient… Il suffisait d’une dispute, d’un petit désaccord, pour qu’on leur rappelle violemment leur ascendance servile. Il en était ainsi, même quand ils avaient réussi dans la vie, fait fortune. Lorsqu’ils étaient demeurés modestes pour ne pas dire plus, les choses pouvaient être pires.
Le sable rouge des ruelles collait aux jolies sandales de Salomé. Jamais encore elle ne s’était aventurée dans cette partie de la ville, et certainement pas toute seule. De vieilles marchandes de poisson hélaient le chaland. Des gamins déguenillés jouaient au football avec des boîtes de conserve. Ils étaient pieds nus. En les regardant, Salomé se demanda qui ils étaient. Qui ils étaient vraiment. Descendaient-ils de ces invendus de la traite, jadis arrachés à leur terre natale, privés du souvenir de leur nom véritable ? Elle entendait, comme s’il se trouvait à ses côtés, la voix de son père expliquant : « Les premiers arrivés ici, sur la côte, se voyaient interdire de prononcer et de transmettre leur nom de naissance. Ils ne devaient pas non plus mentionner celui de leur village. Avec le temps, leurs enfants ignoraient tout de l’origine. » C’était monstrueux. Elle eut un haut-le-cœur.
4/ Chapitre 4
Salomé eut du mal à encaisser toute cette histoire. Quelle naïveté ! Comment avait-elle pu ignorer que ces enfants sur le marché étaient vendus ou abandonnés par leurs parents ? Être esclave à cet âge-là, au grand jamais elle n’y aurait songé ! Elle en était abasourdie. Elle qui avait toujours eu une éducation estimable, protégée, derrière les grilles de la maison familiale, se rendait enfin compte du malheur qui pouvait régner autour d’elle.
Sa cousine, ou du moins celle qu’elle avait cru avec aveuglement être sa cousine, posa doucement son bras sur le sien et lui dit :
« - Je peux comprendre que tu aies du mal à y croire. Cela doit te paraître tellement absurde ! Mais pourtant, regarde autour de toi : tous ces gens qui t’entourent, le jardinier, la cuisinière, la femme de ménage et la nourrice, toute ces personnes ont été achetées ! Elles ne sont pas venues de leur plein gré chez tes parents. Certes, tous se sont attachés à toi et à ta famille, mais c’est parce qu’ils n’ont que vous. »
Salomé en eut les larmes aux yeux. Comment avait-elle pu passer à côté de quelque chose d’aussi monstrueux ? Elle en perdit la parole. Sephora la prit dans ses bras. Il lui semblait que le monde autour d’elle s’était figé puis effondré.
Elle jeta un regard navré autour d’elle, sur ces gamins des rues, petits chapardeurs aux aguets, vendeurs à la sauvette, mendiants errants, pieds nus et vêtements décolorés.
Un marchand d’arachides épluchait tranquillement les fruits qu’il venait de faire griller. Sous un parasol, une vendeuse s’éventait.
« - Pourquoi restent-ils ? S’ils sont malheureux, qu’est-ce qu’ils attendent pour partir et prendre un nouveau départ ?
Mais qu’est ce que tu crois Salomé ? Lui répondit Abel, en jetant un coup d’œil à un garçonnet qui s’approchait de son étal. Ils n’ont nulle part où aller ! Travailler leur permet de vivre, c’est leur seul moyen de gagner leur vie. C’est leur seul moyen d’exister en paix. Sinon, ce sont des mendiants ou pire, des enfants soldats, arrachés à leurs familles. Ceux-là ont connu de telles horreurs...
Il ne put s’empêcher de baisser la voix.
Abel semblait vouloir lui cacher quelque chose de terrible, quelque chose de lointain. Elle lui fit remarquer la marque qu’il avait sur le bras.
« Ce n’est rien » répondit-il. La veille, il avait découvert des choses qu’elle n’aurait jamais dû savoir, des choses terrifiantes. Avant qu’il lui raconte tout cela, elle le savait déjà. Son regard disait l’horreur. Mais l’entendre de sa bouche lui donnait froid dans le dos, malgré la chaleur accablante de cette fin d’après-midi. Un vieil homme lui avait raconté l’histoire tragique de son village, à l’est du pays, d’enfants capturés, de familles anéanties. Des rumeurs couraient sur des sacrifices humains, des histoires de cœurs arrachés.
Maintenant, c’était dit. Il savait qu’elle savait. Elle ferma les yeux.
« Ouvre les yeux ! rugit Abel
A ce moment-là, un pick up hors d’âge stoppa net et attira leur attention : trois ou quatre jeunes hommes en treillis se ruaient hors du véhicule et se mirent à courir. Les vendeuses ne bougeaient pas.
Salomé aperçut alors un petit groupe d’adolescents à la lisière du marché.
Les plus jeunes couraient dans tous les sens. Les autres, déjà plus réfléchis, semblaient attendre des consignes. À la vue des hommes en treillis, certains s’arrêtèrent de courir par peur, d’autres continuèrent en s’éparpillant en direction du Nord, dans le but d’atteindre la rivière et les quartiers abandonnés.
Salomé se cabra. Toutes ces découvertes monstrueuses l’avaient ébranlée mais l’avaient aussi décidée à réagir. Elle annonça à Abel sa décision d’aller voir les autorités au commissariat de Douala.
Arrivée là-bas, elle s’approcha du jeune policier à l’accueil et lui demanda à parler au commissaire. Il toisa l’adolescente et lui répondit que celui-ci n’était pas disponible pour une jeune fille comme elle. Elle insista pour raconter son histoire. Il lui proposa alors de tout lui raconter, à lui, afin qu’il puisse le transmettre à son supérieur plus tard. Salomé lui révéla donc ses sombres découvertes. Il la regarda alors avec un air sceptique et lui dit qu’elle devrait plutôt s’occuper de ses affaires et laisser faire son travail à la police. Après s’être fait jeter dehors, Salomé constata que le pick up avait disparu. Elle se dirigea vers sa maison pour parler à sa famille. Elle entra rapidement dans la demeure et pénétra dans le salon afin de parler à ses parents. Ils étaient occupés à regarder la télévision et peu disposés à écouter les élucubrations absurdes de leur fille. Eux aussi semblaient peu enclins à discuter d’un sujet aussi grave. Sa mère jeta les yeux au ciel et laissa tomber avec agacement :
« Mais enfin Salomé, l’esclavage est aboli au Cameroun depuis 1827 ! Tu n’as pas appris ça à l’école ! ».
Salomé ne comprenait pas comment on pouvait fermer les yeux là-dessus. Elle pensait que c’était important de savoir, de connaître ses origines.
Quand la nuit fut tombée et que ses parents furent couchés, elle monta au grenier poursuivre la lecture d’un journal, déniché peu de temps auparavant. Il avait été tenu par une jeune femme d’autrefois, elle y expliquait sa vie au quotidien depuis l’âge de treize ans.
Les premières pages évoquaient une existence agréable et puis elle tomba sur une page assez troublante :
« Jeudi 24 Mars 1826,
Est esclave celui qui ne jouit d’aucune liberté. Perdant tous droits sur sa personne, il est soumis à l’entière discrétion d’un maître dont il est la propriété. Le plus souvent, son statut se transmet d’une génération à la suivante.
J’ai perdu mon confort, je ne sais pas pourquoi, je n’ai pas eu le choix.
Aujourd’hui, des hommes sont venus nous capturer, puis nous ont vendus à des propriétaires de champs. On nous a fouettés comme des bêtes sans importance ».
Après les différentes découvertes des heures écoulées qui l’avaient profondément ébranlée, cette lecture la bouleversait. Elle se demanda si la jeune fille bien éduquée qui avait écrit ce journal était une de ses ancêtres.
5/ Chapitre 5
Après avoir lu et relu plusieurs fois les pages de cet écrit si énigmatique, Salomé se demanda s’il s’agissait bien de son ancêtre. Elle remarqua qu’il y avait quelque chose de griffonné au bas de la dernière page. Salomé regarda de plus près et constata qu’il y avait écrit Bimbia,3°57’41.38’’N et 9°15’18.09’’E. Ce nom ne lui était pas inconnu et il résonnait en elle de consonances meurtries d’un passé sauvage et sans pitié. Mais qu’est-ce que ce nom représentait ? Un village peut-être ? Cette ancêtre avait-elle vécu là-bas ? Elle décida d’en parler à Séphora . Après un silence prolongé, les deux jeunes filles recherchèrent sur l’ordinateur ce que signifiait Bimbia. Elles découvrirent qu’il s’agissait d’un village côtier à environ 45 minutes de douala ; les chiffres correspondaient certainement à des coordonnées de longitude et latitude. Ce petit village était tristement connu pour avoir été le lieu de départ des esclaves durant la traite transatlantique. Le site précisait que ce village, lieu de vestiges de la traite négrière commençait à attirer quelques visiteurs. Les deux jeunes filles conclurent qu’elles devaient se rendre sur place pour avoir les réponses à toutes les questions qui les hantaient et surtout avoir peut-être une explication sur les origines si obscures de Séphora.
Le père de Salomé lui aussi intrigué par ce journal et cet ancêtre mystérieuse accepta de les conduire quelques jours plus tard dans ce village au bord de l’océan. Afin d’échapper à la chaleur, ils partirent de Douala au petit jour. Ils avaient pris un guide qui disposait de sa propre jeep, indispensable pour pouvoir emprunter les pistes accidentées. Après une heure de trajet, ils quittèrent la route bitumée pour une piste en latérite allant se perdre dans la forêt de Bonadkimbo. Ils parcoururent encore une dizaine de kilomètres sur un chemin sur lequel l’eau qui dévalait des montagnes ruisselait avant d’apercevoir quelques cases en planches plutôt délabrées. Ils descendirent du véhicule tout poussiéreux, regardant timidement autour d’eux. Qu’allaient-ils découvrir ? Leur guide les conduisit devant un édifice en ruine envahi par la végétation. Il leur dit alors « voici à peu près tout ce qu’il reste du site, des rares vestiges de cette période sombre de notre pays car tout est dégradé ou le sera bientôt si rien n’est mis en œuvre pour réhabiliter les lieux. Et dire que des milliers de nos ancêtres ont transité par cet endroit. » Ils pénétrèrent alors dans ce qui ressemblait à une cour envahie par la végétation au centre de laquelle d’énormes colonnes en ruine tenaient encore debout. Le guide leur expliqua qu’à ces colonnes étaient attachés les esclaves capturés qui attendaient de partir en bateau pour l’Amérique. Il alla ramasser une lourde chaîne reliée à un bracelet tout rouillé. « Voici le genre d’ustensile dont se servaient les marchands d’esclaves. » Les enfants frémirent en imaginant les souffrances endurées par ces hommes et femmes enchainés. Il les entraîna un peu plus loin où une statue de deux mètres de haut en ébène, miraculeusement préservée représentant une femme enceinte, esclave pointant le doigt vers l’horizon se dressait fièrement. Intrigués, les enfants découvrirent une inscription gravée « La combattante… »Etrangement, elle ressemblait beaucoup à Séphora, la même détermination, la même fierté… Un vieil homme assis à l’ombre d’une case qui les observait depuis quelques temps les interpella en leur demandant avec un petit sourire s’ils savaient qui étaient cette femme. Il poursuivit en disant qu’elle était un symbole à Bimbia. Elle avait en son temps fait preuve d’un courage sans borne. Esclave affranchie par un maître blanc qui en était tombée amoureux, elle était parfaitement instruite. En 1852 ,alors qu’elle était enceinte, elle avait conduit son peuple à de nombreuses rebellions contre l’oppression blanche, révolte que la cruauté des blancs avait mené à l’échafaud. Elle n’avait versé aucune larme bien qu’elle laisse derrière elle un enfant. Dès les premiers mots du récit, Salomé et Séphora reconnurent l’histoire de la jeune femme du journal et le nom gravé sur la stèle éclaircissait totalement le mystère des origines de Séphora et d’Abel car cette héroïne de l’histoire camerounaise était bien l’ancêtre d’Abel et Séphora. Lorsque le vieillard finit d’admirer cette statue, il se leva et s’éloigna en laissant seule la famille. Le frère et la sœur étaient heureux. Ils pouvaient enfin être fiers de leur racine et le temps où leur belle-mère, la mère de Salomé les considéraient comme inférieurs était révolu. Salomé les regarda et murmura « bienvenus dans la famille. »
1/ Chapitre 1
Salomé n’avait pas vu sa mère de la journée. A peine l’avait-elle entendue quitter la maison, le moteur de sa voiture vrombissant à l’aurore, les roues du véhicule crissant sur le gravier blanc de l’allée, avant de s’élancer à l’extérieur. Elle s’en allait tôt pour éviter les embouteillages, traverser la ville, passer à temps le pont qui la coupait en deux, être la première arrivée au dispensaire. En réalité, elle n’était jamais vraiment la première sur les lieux. Des malades se bousculaient déjà aux portes. Des femmes portant leurs enfants sur la hanche. Jeunes gens atteints de paludisme chronique. Des vieillards dont il faudrait retirer des vers de Cayor ou traiter les filaires. Une foule dont il faudrait se charger jusqu’à la tombée de la nuit. C’était lundi. La semaine serait longue et harassante.
Rentrée du collège où elle venait d’entrer en classe de sixième après avoir été brillamment reçue au concours national sans lequel la chose n’était pas envisageable, Salomé tournait en rond dans la maison. Le chauffeur était passé la prendre comme toujours, et l’avait ramenée sans faire de détour. Elle ne l’avait pas prié de s’arrêter pour acheter des soyas, ces brochettes de bœuf vendues aux abords des rues, dont la consommation lui était interdite. Elle ne lui avait pas non plus demandé d’attendre qu’elle s’offre un cône d’arachides grillées, dont un marchand faisait sauter les pelures en l’air avant de servir ses clients. En temps normal, Salomé ne reculait pas devant ces manquements aux lois parentales, dépensant allègrement son argent de poche, afin de se sentir appartenir au peuple de son pays. Vivre comme les autres. Etre un temps parmi eux, pas seulement à côté.
La chambre de sa cousine Sephora se trouvait à côté de la sienne. Elle eut envie d’y pénétrer pour l’attendre comme elle le faisait souvent, préparant une partie de Monopoly ou de Scrabble. Elles aimaient jouer avant de se consacrer à leurs devoirs. Sephora ne tarderait plus, à présent. La perspective de ces amusements ne suscita qu’une joie éphémère chez Salomé. Elle resta interdite devant la porte, se remémorant les paroles de sa mère. C’était de Sephora et de son frère Abel qu’elle parlait, lorsqu’elle avait dit : « Ce sont nos gens. » Hier, Abel était passé voir sa sœur. Il était aussi porteur d’un message envoyé par ses parents à ceux de Salomé. Le contenu de la missive était un mystère. Tout ce que Salomé savait, c’était que sa mère s’était emportée, qu’elle avait crié, que son mari lui avait demandé pourquoi parler sur ce ton à un enfant. C’était là qu’elle avait lancé : « Ce sont nos gens, je leur parle comme il me sied… »
Salomé tourna les talons, se dirigea vers sa chambre, se laissa choir sur son lit. La bonne avait pris soin de mettre en marche le climatiseur. Une fraîcheur apaisante enveloppait les lieux. Elle laissa errer son regard dans la pièce. Un revêtement rose couvrait les murs. Il y avait un bureau en acajou, des étagères supportant des livres et, sur la table de chevet, un ghetto blaster reçu à Noël. Une épaisse moquette tapissait le sol, si bien qu’elle n’entendait jamais le bruit de ses propres pas, quand elle se trouvait dans cette pièce. Face au lit, une porte donnait sur une salle de bain, avec un dressing mitoyen. C’était là que Sephora venait faire sa toilette. Sa chambre à elle ne disposait pas des mêmes commodités. Ses vêtements étaient rangés dans une malle, comme s’il lui fallait se tenir prête à s’en aller à tout moment.
La fillette se mit à songer, pour la première fois, à toutes les différences qu’elle n’avait jamais interrogées. Sephora vivait dans la même maison, mais fréquentait une école publique, dans un des quartiers populaires de la ville. Le chauffeur ne l’y conduisait pas. Elle prenait un taxi de ramassage [1] pour s’y rendre, rentrait quelquefois à pied pour économiser un peu d’argent. Le samedi, alors que Salomé faisait la grasse matinée, il n’était pas rare que sa mère envoie Sephora au marché ou ailleurs, faire quelque commission. Il n’y avait là rien qui ressemble à de la torture, Sephora n’était pas maltraitée. D’ailleurs, elle ne se plaignait de rien. Ses parents l’avaient confiée à ses oncle et tante, parce qu’ils pensaient qu’elle aurait, grâce à eux, de meilleures chances dans la vie.
Au fond d’elle Salomé entendait une petite voix lui dire qu’il y avait quelque chose. Ce n’était pas uniquement parce que Sephora n’était pas leur enfant, que ses parents ne s’adressaient jamais à elle en français, ne lui parlant que cette langue ancestrale qu’ils ne transmettaient pas à leur fille. Ce n’était pas pour cette seule raison que ses vêtements n’étaient jamais commandés à la Redoute, ni achetés dans les magasins hors de prix où se rendaient les expatriés européens pour maintenir leur style de vie. Et si elle ne s’autorisait à regarder un film sur le magnétoscope qu’à l’invitation de Salomé, ce n’était pas, là non plus, parce que cette maison n’était pas celle de ses géniteurs. C’était parce qu’elle appartenait à cette caste mystérieuse, celle des « nos gens ».
Le cœur de Salomé se glaça, lorsqu’elle entendit grincer le portail. Sephora rentrait. Elle l’entendit prendre gaiement congé d’une camarade de classe. Le gravier blanc de l’allée bruissa sous ses pieds comme tous les jours, et comme tous les jours, elle s’arrêta pour humer le parfum des fleurs du frangipanier planté dans la cour, face au manguier, à quelques pas d’un arbre du voyageur dont on prenait grand soin. Sephora avait l’âge d’être en troisième, mais elle n’était qu’en cinquième à cette année, ayant échoué à deux reprises au concours d’entrée en sixième. C’était après son second échec à l’examen national qu’elle était venue vivre avec eux. Salomé se souvenait du conseil de famille qui avait entériné la décision. Puisqu’on ne lui disait jamais rien ou pas grand-chose d’important, elle avait écouté aux portes. Ses parents l’ignoraient, mais elle comprenait parfaitement la langue secrète, la langue non transmise des ancêtres.
Bientôt, on frappa trois coups guillerets à la porte de sa chambre. Le sourire de Sephora illumina la pièce, et son accent d’enfant des quartiers envahit l’espace : « Tu es déjà là ! Je t’ai gardé. » Ces derniers mots signifiaient qu’elle avait pensé à sa cousine, et lui avait rapporté quelque friandise proscrite, afin de partager avec elle la saveur du pays réel. Salomé se redressa, incapable, toutefois, de lui rendre son sourire. Devant la mine étonnée de cette cousine dont elle n’était plus certaine de connaître le statut, elle dit simplement : « Il faut qu’on parle. »
2/ Chapitre 2
Ses parents étaient dans le salon. Salomé emmena donc Sephora dans le jardin afin de parler tranquillement. La jeune fille, encore surprise, demanda alors :
« De quoi voulais-tu me parler, Salomé ?
– Quand nous étions petites, je te demandais souvent de me parler de ma tante et de mon oncle mais tu me disais sans arrêt qu’ils ne pouvaient pas venir te rendre visite. Pourquoi ne m’as-tu jamais parlé de tes parents ? Et d’ailleurs, pourquoi ne les ai-je jamais vus ? »
Sephora se figea et son cœur se mit à battre la chamade. Cette fois-ci, malheureusement, il n’y avait pas d’échappatoire. Des larmes glissèrent le long de ses joues et ses yeux devinrent rouges.
Stupéfaite par la réaction de sa cousine, Salomé ne put poursuivre l’interrogatoire car elle avait pris conscience qu’elle était peut-être allée trop loin. Elle s’apprêtait à regagner la maison lorsque Séphora brisa le silence :
« Ecoute Salomé, tout ce que je peux te dire, c’est que je suis heureuse que tes parents nous aient accueillis mon frère et moi. Je t’en supplie, Salomé, ne cherche pas à comprendre. Ce n’est pas à moi de t’expliquer. Et je n’ai pas le droit de le faire. » Elle hésita. « Petite, on m’a interdit de parler de mon passé. Mon silence était la condition pour que nous soyons accueillis dans cette maison. Si tu veux connaître la vérité, il faudra questionner ma tante. » Sur ces mots, elle s’en alla la tête basse, pleurant à chaudes larmes.
La scène ne cessait de tourner en boucle dans la tête de Salomé, et la dernière phrase de Séphora résonnait dans ses oreilles. Elle se demandait pourquoi sa cousine avait réagi ainsi et surtout pourquoi elle devait s’adresser à sa mère pour connaître la vérité sur sa famille. La nuit finit par tomber et c’est sur ces questions qu’elle s’endormit tant bien que mal.
Le lendemain matin, les deux filles prirent leur petit déjeuner sans échanger un mot et en évitant de se croiser du regard. Sephora se rendit à l’école la première car elle avait du chemin à faire. Sans perdre de temps, Salomé s’approcha de sa mère et s’empressa de lui poser les questions qui la torturaient tant :
« Maman, j’aimerais que tu me répondes franchement. Je vous ai surpris en train de vous disputer avec papa l’autre soir. J’ai bien compris que Séphora était le sujet de votre dispute. Qui est-elle réellement pour vous ? Pourquoi m’as-tu dit à plusieurs reprises « ce sont nos gens » ? De qui parlais-tu ? Et surtout pourquoi es-tu si désagréable avec elle ?
– Mais enfin, Salomé, qu’est-ce qui te prend ? Sephora est ta cousine bien entendu ! De plus, je n’ai jamais été désagréable avec elle. Allez, prépare-toi, il, est l’heure d’aller à l’école !
– Je suis certaine que tu mens, que ce n’est pas ma cousine répliqua Salomé. Je t’ai entendue dire que tu en avais assez d’elle l’autre soir à papa. Qui est-elle vraiment ? Je veux savoir !
Après de longs silences gênés, la mère de Salomé céda :
« Je vais t’expliquer pour te calmer. Ton père a été marié avant notre rencontre. Il avait déjà deux enfants. J’ai soigné sa femme qui souffrait d’une grave maladie. Malheureusement, elle a succombé à ce mal peu de temps après la naissance de sa fille. Je me suis beaucoup occupée de ces enfants et me suis rapprochée petit à petit de ton père. Nous nous sommes mariés et tu es née peu après. Ces enfants, ce sont Séphora et Abel.
– Tu plaisantes, n’est-ce pas ? Elle ne peut pas être ma sœur ! Ce n’est pas vrai ! Nous n’avons tellement pas la même vie.
– Je sais que c’est difficile à croire, mais tout ce que je t’ai dit est vrai. Si nous t’avons menti à son sujet, c’était pour te protéger. J’ai toujours voulu que tu aies une vie meilleure que celle de ton père. Pardonne-moi Salomé, sanglota la mère.
– Tu me demandes de te pardonner alors que tu nous a fait du mal à ma sœur et moi ? Tu as cherché à nous séparer.
– Je t’interdis de dire cela, ce n’est pas ta sœur !
– Nous sommes liées par mon père donc Séphora est bel et bien ma sœur ! Tu l’as maltraitée durant toutes ces années, en pensant la priver de beaucoup de choses. Mais moi, je ne peux m’empêcher de l’envier. Je n’en peux plus de me sentir prisonnière dans cette bulle.
– Salomé, je t’interdis de me parler sur ce ton ! Je suis ta mère, tu n’as pas à me parler de cette façon. Tu devrais t’estimer heureuse de mener cette vie. Nous te protégeons. Et puis tu dois aller à l’école, il est plus que temps. La parenthèse est close ! »
A la fin de sa journée de collège passée à penser à cette révélation, Salomé décida d’aller explorer les environs, seule, comme une touriste, étrangère qu’elle était dans sa propre ville.
3/ Chapitre 3
Seule dans les rues de la ville, Salomé repensait aux révélations de son père. D’abord, il avait eu l’air embarrassé. Pour la toute première fois, l’adolescente l’avait senti hésitant, désireux de se dérober. En fin de compte, baissant les yeux vers elle, il avait murmuré : « Tu es assez grande pour savoir ces choses. Après tout, cela te concerne aussi. » L’invitant à le suivre, il l’avait entraînée dans le salon. Pas celui où la famille se réunissait le plus souvent pour regarder le feuilleton Racines à la télévision le soir, l’autre, situé à l’étage de la grande bâtisse, avec ses larges baies vitrées donnant sur la cour arrière où un avocatier poussait non loin d’un goyavier. Le regard perdu sur la piscine en forme de haricot, il lui avait indiqué un siège en rotin, prenant lui-même place sur le canapé.
Peu habituée à être conviée dans cette pièce où ses parents recevaient leurs amis, Salomé s’était assise au bord du fauteuil, attendant la réponse à sa question. Son père avait souri, un peu timidement, lui avait-il semblé. Puis, il avait parlé. Longuement. De temps anciens, rarement évoqués, lorsque la famille possédait des esclaves. Cette époque était bien révolue. L’arrière-grand-père paternel de Salomé avait affranchi la descendance des captifs, leur donnant le statut de cousins éloignés. Malgré tout, les différences persistaient… Il suffisait d’une dispute, d’un petit désaccord, pour qu’on leur rappelle violemment leur ascendance servile. Il en était ainsi, même quand ils avaient réussi dans la vie, fait fortune. Lorsqu’ils étaient demeurés modestes pour ne pas dire plus, les choses pouvaient être pires.
Le sable rouge des ruelles collait aux jolies sandales de Salomé. Jamais encore elle ne s’était aventurée dans cette partie de la ville, et certainement pas toute seule. De vieilles marchandes de poisson hélaient le chaland. Des gamins déguenillés jouaient au football avec des boîtes de conserve. Ils étaient pieds nus. En les regardant, Salomé se demanda qui ils étaient. Qui ils étaient vraiment. Descendaient-ils de ces invendus de la traite, jadis arrachés à leur terre natale, privés du souvenir de leur nom véritable ? Elle entendait, comme s’il se trouvait à ses côtés, la voix de son père expliquant : « Les premiers arrivés ici, sur la côte, se voyaient interdire de prononcer et de transmettre leur nom de naissance. Ils ne devaient pas non plus mentionner celui de leur village. Avec le temps, leurs enfants ignoraient tout de l’origine. » C’était monstrueux. Elle eut un haut-le-cœur.
4/ Chapitre 4
Salomé eut du mal à encaisser toute cette histoire. Quelle naïveté ! Comment avait-elle pu ignorer que ces enfants sur le marché étaient vendus ou abandonnés par leurs parents ? Être esclave à cet âge-là, au grand jamais elle n’y aurait songé ! Elle en était abasourdie. Elle qui avait toujours eu une éducation estimable, protégée, derrière les grilles de la maison familiale, se rendait enfin compte du malheur qui pouvait régner autour d’elle.
Sa cousine, ou du moins celle qu’elle avait cru avec aveuglement être sa cousine, posa doucement son bras sur le sien et lui dit :
« - Je peux comprendre que tu aies du mal à y croire. Cela doit te paraître tellement absurde ! Mais pourtant, regarde autour de toi : tous ces gens qui t’entourent, le jardinier, la cuisinière, la femme de ménage et la nourrice, toute ces personnes ont été achetées ! Elles ne sont pas venues de leur plein gré chez tes parents. Certes, tous se sont attachés à toi et à ta famille, mais c’est parce qu’ils n’ont que vous. »
Salomé en eut les larmes aux yeux. Comment avait-elle pu passer à côté de quelque chose d’aussi monstrueux ? Elle en perdit la parole. Sephora la prit dans ses bras. Il lui semblait que le monde autour d’elle s’était figé puis effondré.
Elle jeta un regard navré autour d’elle, sur ces gamins des rues, petits chapardeurs aux aguets, vendeurs à la sauvette, mendiants errants, pieds nus et vêtements décolorés.
Un marchand d’arachides épluchait tranquillement les fruits qu’il venait de faire griller. Sous un parasol, une vendeuse s’éventait.
« - Pourquoi restent-ils ? S’ils sont malheureux, qu’est-ce qu’ils attendent pour partir et prendre un nouveau départ ?
Mais qu’est ce que tu crois Salomé ? Lui répondit Abel, en jetant un coup d’œil à un garçonnet qui s’approchait de son étal. Ils n’ont nulle part où aller ! Travailler leur permet de vivre, c’est leur seul moyen de gagner leur vie. C’est leur seul moyen d’exister en paix. Sinon, ce sont des mendiants ou pire, des enfants soldats, arrachés à leurs familles. Ceux-là ont connu de telles horreurs...
Il ne put s’empêcher de baisser la voix.
Abel semblait vouloir lui cacher quelque chose de terrible, quelque chose de lointain. Elle lui fit remarquer la marque qu’il avait sur le bras.
« Ce n’est rien » répondit-il. La veille, il avait découvert des choses qu’elle n’aurait jamais dû savoir, des choses terrifiantes. Avant qu’il lui raconte tout cela, elle le savait déjà. Son regard disait l’horreur. Mais l’entendre de sa bouche lui donnait froid dans le dos, malgré la chaleur accablante de cette fin d’après-midi. Un vieil homme lui avait raconté l’histoire tragique de son village, à l’est du pays, d’enfants capturés, de familles anéanties. Des rumeurs couraient sur des sacrifices humains, des histoires de cœurs arrachés.
Maintenant, c’était dit. Il savait qu’elle savait. Elle ferma les yeux.
« Ouvre les yeux ! rugit Abel
A ce moment-là, un pick up hors d’âge stoppa net et attira leur attention : trois ou quatre jeunes hommes en treillis se ruaient hors du véhicule et se mirent à courir. Les vendeuses ne bougeaient pas.
Salomé aperçut alors un petit groupe d’adolescents à la lisière du marché.
Les plus jeunes couraient dans tous les sens. Les autres, déjà plus réfléchis, semblaient attendre des consignes. À la vue des hommes en treillis, certains s’arrêtèrent de courir par peur, d’autres continuèrent en s’éparpillant en direction du Nord, dans le but d’atteindre la rivière et les quartiers abandonnés.
Salomé se cabra. Toutes ces découvertes monstrueuses l’avaient ébranlée mais l’avaient aussi décidée à réagir. Elle annonça à Abel sa décision d’aller voir les autorités au commissariat de Douala.
Arrivée là-bas, elle s’approcha du jeune policier à l’accueil et lui demanda à parler au commissaire. Il toisa l’adolescente et lui répondit que celui-ci n’était pas disponible pour une jeune fille comme elle. Elle insista pour raconter son histoire. Il lui proposa alors de tout lui raconter, à lui, afin qu’il puisse le transmettre à son supérieur plus tard. Salomé lui révéla donc ses sombres découvertes. Il la regarda alors avec un air sceptique et lui dit qu’elle devrait plutôt s’occuper de ses affaires et laisser faire son travail à la police. Après s’être fait jeter dehors, Salomé constata que le pick up avait disparu. Elle se dirigea vers sa maison pour parler à sa famille. Elle entra rapidement dans la demeure et pénétra dans le salon afin de parler à ses parents. Ils étaient occupés à regarder la télévision et peu disposés à écouter les élucubrations absurdes de leur fille. Eux aussi semblaient peu enclins à discuter d’un sujet aussi grave. Sa mère jeta les yeux au ciel et laissa tomber avec agacement :
« Mais enfin Salomé, l’esclavage est aboli au Cameroun depuis 1827 ! Tu n’as pas appris ça à l’école ! ».
Salomé ne comprenait pas comment on pouvait fermer les yeux là-dessus. Elle pensait que c’était important de savoir, de connaître ses origines.
Quand la nuit fut tombée et que ses parents furent couchés, elle monta au grenier poursuivre la lecture d’un journal, déniché peu de temps auparavant. Il avait été tenu par une jeune femme d’autrefois, elle y expliquait sa vie au quotidien depuis l’âge de treize ans.
Les premières pages évoquaient une existence agréable et puis elle tomba sur une page assez troublante :
« Jeudi 24 Mars 1826,
Est esclave celui qui ne jouit d’aucune liberté. Perdant tous droits sur sa personne, il est soumis à l’entière discrétion d’un maître dont il est la propriété. Le plus souvent, son statut se transmet d’une génération à la suivante.
J’ai perdu mon confort, je ne sais pas pourquoi, je n’ai pas eu le choix.
Aujourd’hui, des hommes sont venus nous capturer, puis nous ont vendus à des propriétaires de champs. On nous a fouettés comme des bêtes sans importance ».
Après les différentes découvertes des heures écoulées qui l’avaient profondément ébranlée, cette lecture la bouleversait. Elle se demanda si la jeune fille bien éduquée qui avait écrit ce journal était une de ses ancêtres.
5/ Chapitre 5
Après avoir lu et relu plusieurs fois les pages de cet écrit si énigmatique, Salomé se demanda s’il s’agissait bien de son ancêtre. Elle remarqua qu’il y avait quelque chose de griffonné au bas de la dernière page. Salomé regarda de plus près et constata qu’il y avait écrit Bimbia,3°57’41.38’’N et 9°15’18.09’’E. Ce nom ne lui était pas inconnu et il résonnait en elle de consonances meurtries d’un passé sauvage et sans pitié. Mais qu’est-ce que ce nom représentait ? Un village peut-être ? Cette ancêtre avait-elle vécu là-bas ? Elle décida d’en parler à Séphora . Après un silence prolongé, les deux jeunes filles recherchèrent sur l’ordinateur ce que signifiait Bimbia. Elles découvrirent qu’il s’agissait d’un village côtier à environ 45 minutes de douala ; les chiffres correspondaient certainement à des coordonnées de longitude et latitude. Ce petit village était tristement connu pour avoir été le lieu de départ des esclaves durant la traite transatlantique. Le site précisait que ce village, lieu de vestiges de la traite négrière commençait à attirer quelques visiteurs. Les deux jeunes filles conclurent qu’elles devaient se rendre sur place pour avoir les réponses à toutes les questions qui les hantaient et surtout avoir peut-être une explication sur les origines si obscures de Séphora.
Le père de Salomé lui aussi intrigué par ce journal et cet ancêtre mystérieuse accepta de les conduire quelques jours plus tard dans ce village au bord de l’océan. Afin d’échapper à la chaleur, ils partirent de Douala au petit jour. Ils avaient pris un guide qui disposait de sa propre jeep, indispensable pour pouvoir emprunter les pistes accidentées. Après une heure de trajet, ils quittèrent la route bitumée pour une piste en latérite allant se perdre dans la forêt de Bonadkimbo. Ils parcoururent encore une dizaine de kilomètres sur un chemin sur lequel l’eau qui dévalait des montagnes ruisselait avant d’apercevoir quelques cases en planches plutôt délabrées. Ils descendirent du véhicule tout poussiéreux, regardant timidement autour d’eux. Qu’allaient-ils découvrir ? Leur guide les conduisit devant un édifice en ruine envahi par la végétation. Il leur dit alors « voici à peu près tout ce qu’il reste du site, des rares vestiges de cette période sombre de notre pays car tout est dégradé ou le sera bientôt si rien n’est mis en œuvre pour réhabiliter les lieux. Et dire que des milliers de nos ancêtres ont transité par cet endroit. » Ils pénétrèrent alors dans ce qui ressemblait à une cour envahie par la végétation au centre de laquelle d’énormes colonnes en ruine tenaient encore debout. Le guide leur expliqua qu’à ces colonnes étaient attachés les esclaves capturés qui attendaient de partir en bateau pour l’Amérique. Il alla ramasser une lourde chaîne reliée à un bracelet tout rouillé. « Voici le genre d’ustensile dont se servaient les marchands d’esclaves. » Les enfants frémirent en imaginant les souffrances endurées par ces hommes et femmes enchainés. Il les entraîna un peu plus loin où une statue de deux mètres de haut en ébène, miraculeusement préservée représentant une femme enceinte, esclave pointant le doigt vers l’horizon se dressait fièrement. Intrigués, les enfants découvrirent une inscription gravée « La combattante… »Etrangement, elle ressemblait beaucoup à Séphora, la même détermination, la même fierté… Un vieil homme assis à l’ombre d’une case qui les observait depuis quelques temps les interpella en leur demandant avec un petit sourire s’ils savaient qui étaient cette femme. Il poursuivit en disant qu’elle était un symbole à Bimbia. Elle avait en son temps fait preuve d’un courage sans borne. Esclave affranchie par un maître blanc qui en était tombée amoureux, elle était parfaitement instruite. En 1852 ,alors qu’elle était enceinte, elle avait conduit son peuple à de nombreuses rebellions contre l’oppression blanche, révolte que la cruauté des blancs avait mené à l’échafaud. Elle n’avait versé aucune larme bien qu’elle laisse derrière elle un enfant. Dès les premiers mots du récit, Salomé et Séphora reconnurent l’histoire de la jeune femme du journal et le nom gravé sur la stèle éclaircissait totalement le mystère des origines de Séphora et d’Abel car cette héroïne de l’histoire camerounaise était bien l’ancêtre d’Abel et Séphora. Lorsque le vieillard finit d’admirer cette statue, il se leva et s’éloigna en laissant seule la famille. Le frère et la sœur étaient heureux. Ils pouvaient enfin être fiers de leur racine et le temps où leur belle-mère, la mère de Salomé les considéraient comme inférieurs était révolu. Salomé les regarda et murmura « bienvenus dans la famille. »