Prologue
La décision de quitter la ville pour s’installer à la campagne murissait depuis plusieurs années dans l’esprit de Monsieur et Madame Morin-Diallo. Les problèmes d’asthme de Sarah, la petite dernière, et les plaintes incessantes des voisins lorsque les jumeaux Lucas et Salomon jouaient dans la cour de leur résidence du centre-ville de Lyon avaient fini par les convaincre de faire le grand saut. Alors, un matin d’août, les cinq Lyonnais accompagnés de leur chien et de leur chat s’étaient installés dans un coin reculé d’Ardèche au bord de la rivière la Bourges, dans une jolie maison de pierre abandonnée depuis seulement six mois. La santé déclinante du couple de retraités qui y avait vécu les avait poussés à rejoindre la vallée non loin d’un centre hospitalier et des services qu’il proposait aux personnes âgées. Les parents Morin-Diallo, Laurence et Driss, tout sourires, se réjouissaient. Enfin ils réalisaient leur rêve, offraient à leurs enfants de sept et douze ans un cadre de vie proche de la vie sauvage, où l’air était peu pollué et qui permettrait à leur progéniture d’évoluer au grand air, dans un milieu sain au plus près de la nature. Dès les premiers jours, la respiration de Sarah se fit plus fluide, aucun accès de toux à déplorer, son teint s’était éclairci, elle était radieuse, son père et sa mère s’en félicitait. Quant aux garçons, ils n’en revenaient pas de disposer d’un terrain de jeu qui leur semblait illimité. Ils couraient dans les bois, dévalaient les pentes à s’en couper le souffle, sautaient dans les cascades, s’aspergeaient d’eau dans la rivière, hurlant et riant sans déranger personne, un vrai bonheur.
Or, ce dont aucun d’entre eux ne se doutait, c’était que le vide de la maison qu’ils venaient d’investir n’était qu’apparent. En effet, cachés dans les nombreux recoins des deux étages que les Morin-Diallo occupaient, ainsi que dans le grenier, dans la cave, au beau milieu de ce qui avait été un potager, sur la rivière et partout sur ses rives, fourmillait un grand nombre d’espèces de la faune et de la flore locale. Des bactéries invisibles à l’œil nu, des insectes plus ou moins faciles à vivre, des reptiles surtout de petites tailles, des mammifères petits et grands, jusqu’aux oiseaux qui volaient librement au-dessus de la nouvelle demeure de Laurence et de Driss. Sans le savoir, les cinq bipèdes citadins et leurs deux animaux de compagnie bouleversaient tout un écosystème qui avait appris à exister sans devoir composer avec des humains.
Laurence entreprit d’abord de s’occuper du jardin qu’elle voulait rendre joli. Elle s’arma d’une énorme paire de ciseaux en métal et d’autres ustensiles et commença par se charger des mauvaises herbes : elle défrichait, éliminait toutes les plantes qui lui semblaient laides ou inutiles, une hécatombe. Dans la remise, Driss fut ravi de trouver une tondeuse à gazon dont le réservoir contenait encore suffisamment de carburant. Afin de rendre les alentours de leur propriété plus ordonnée, il sortit l’engin, et l’alluma. Un bruit de moteur vint perturber le calme à une centaine de mètres à la ronde, semant l’effroi dans la nature, d’autant que la fumée noire qui s’en échappait était irrespirable. Alors qu’ils jouaient dans le lit de la rivière, les deux garçons n’hésitaient pas à s’emparer de cailloux qu’ils jetaient à la surface pour s’éclabousser, sans se rendre compte qu’ils retiraient leurs abris à des crustacés livrés subitement sans secours aux attaques de leurs prédateurs. Leur chien, encore jeune et turbulent, ne sachant plus où donner du museau, pourchassait les papillons affolés, creusait la terre en arrachant les racines nécessaires à la survie des plantes, ses jeux détruisaient aussi l’habitat d’insectes incapables de vivre au grand jour. Le chat aussi jubilait, il avait à sa disposition un vaste terrain de chasse où les rongeurs dont il raffolait, découvraient bien trop tard son habileté et sa redoutable efficacité. Le petit félin ne mit pas vingt-quatre heures à s’adapter à son nouvel environnement, il en devint le principal prédateur.
En se rencontrant, deux univers qui n’aspiraient pourtant qu’à vivre en paix entraient en collision. Mais, ignorés par les humains, c’était au monde des plantes et des animaux de réagir, d’observer attentivement le comportement des nouveaux venus afin de s’y adapter, puis de trouver rapidement les moyens de cohabiter avec ceux qu’ils considéraient comme des intrus qui leur compliquaient l’existence.
1/ Chapitre 1
Salomé n’avait pas vu sa mère de la journée. A peine l’avait-elle entendue quitter la maison, le moteur de sa voiture vrombissant à l’aurore, les roues du véhicule crissant sur le gravier blanc de l’allée, avant de s’élancer à l’extérieur. Elle s’en allait tôt pour éviter les embouteillages, traverser la ville, passer à temps le pont qui la coupait en deux, être la première arrivée au dispensaire. En réalité, elle n’était jamais vraiment la première sur les lieux. Des malades se bousculaient déjà aux portes. Des femmes portant leurs enfants sur la hanche. Jeunes gens atteints de paludisme chronique. Des vieillards dont il faudrait retirer des vers de Cayor ou traiter les filaires. Une foule dont il faudrait se charger jusqu’à la tombée de la nuit. C’était lundi. La semaine serait longue et harassante.
Rentrée du collège où elle venait d’entrer en classe de sixième après avoir été brillamment reçue au concours national sans lequel la chose n’était pas envisageable, Salomé tournait en rond dans la maison. Le chauffeur était passé la prendre comme toujours, et l’avait ramenée sans faire de détour. Elle ne l’avait pas prié de s’arrêter pour acheter des soyas, ces brochettes de bœuf vendues aux abords des rues, dont la consommation lui était interdite. Elle ne lui avait pas non plus demandé d’attendre qu’elle s’offre un cône d’arachides grillées, dont un marchand faisait sauter les pelures en l’air avant de servir ses clients. En temps normal, Salomé ne reculait pas devant ces manquements aux lois parentales, dépensant allègrement son argent de poche, afin de se sentir appartenir au peuple de son pays. Vivre comme les autres. Etre un temps parmi eux, pas seulement à côté.
La chambre de sa cousine Sephora se trouvait à côté de la sienne. Elle eut envie d’y pénétrer pour l’attendre comme elle le faisait souvent, préparant une partie de Monopoly ou de Scrabble. Elles aimaient jouer avant de se consacrer à leurs devoirs. Sephora ne tarderait plus, à présent. La perspective de ces amusements ne suscita qu’une joie éphémère chez Salomé. Elle resta interdite devant la porte, se remémorant les paroles de sa mère. C’était de Sephora et de son frère Abel qu’elle parlait, lorsqu’elle avait dit : « Ce sont nos gens. » Hier, Abel était passé voir sa sœur. Il était aussi porteur d’un message envoyé par ses parents à ceux de Salomé. Le contenu de la missive était un mystère. Tout ce que Salomé savait, c’était que sa mère s’était emportée, qu’elle avait crié, que son mari lui avait demandé pourquoi parler sur ce ton à un enfant. C’était là qu’elle avait lancé : « Ce sont nos gens, je leur parle comme il me sied… »
Salomé tourna les talons, se dirigea vers sa chambre, se laissa choir sur son lit. La bonne avait pris soin de mettre en marche le climatiseur. Une fraîcheur apaisante enveloppait les lieux. Elle laissa errer son regard dans la pièce. Un revêtement rose couvrait les murs. Il y avait un bureau en acajou, des étagères supportant des livres et, sur la table de chevet, un ghetto blaster reçu à Noël. Une épaisse moquette tapissait le sol, si bien qu’elle n’entendait jamais le bruit de ses propres pas, quand elle se trouvait dans cette pièce. Face au lit, une porte donnait sur une salle de bain, avec un dressing mitoyen. C’était là que Sephora venait faire sa toilette. Sa chambre à elle ne disposait pas des mêmes commodités. Ses vêtements étaient rangés dans une malle, comme s’il lui fallait se tenir prête à s’en aller à tout moment.
La fillette se mit à songer, pour la première fois, à toutes les différences qu’elle n’avait jamais interrogées. Sephora vivait dans la même maison, mais fréquentait une école publique, dans un des quartiers populaires de la ville. Le chauffeur ne l’y conduisait pas. Elle prenait un taxi de ramassage [1] pour s’y rendre, rentrait quelquefois à pied pour économiser un peu d’argent. Le samedi, alors que Salomé faisait la grasse matinée, il n’était pas rare que sa mère envoie Sephora au marché ou ailleurs, faire quelque commission. Il n’y avait là rien qui ressemble à de la torture, Sephora n’était pas maltraitée. D’ailleurs, elle ne se plaignait de rien. Ses parents l’avaient confiée à ses oncle et tante, parce qu’ils pensaient qu’elle aurait, grâce à eux, de meilleures chances dans la vie.
Au fond d’elle Salomé entendait une petite voix lui dire qu’il y avait quelque chose. Ce n’était pas uniquement parce que Sephora n’était pas leur enfant, que ses parents ne s’adressaient jamais à elle en français, ne lui parlant que cette langue ancestrale qu’ils ne transmettaient pas à leur fille. Ce n’était pas pour cette seule raison que ses vêtements n’étaient jamais commandés à la Redoute, ni achetés dans les magasins hors de prix où se rendaient les expatriés européens pour maintenir leur style de vie. Et si elle ne s’autorisait à regarder un film sur le magnétoscope qu’à l’invitation de Salomé, ce n’était pas, là non plus, parce que cette maison n’était pas celle de ses géniteurs. C’était parce qu’elle appartenait à cette caste mystérieuse, celle des « nos gens ».
Le cœur de Salomé se glaça, lorsqu’elle entendit grincer le portail. Sephora rentrait. Elle l’entendit prendre gaiement congé d’une camarade de classe. Le gravier blanc de l’allée bruissa sous ses pieds comme tous les jours, et comme tous les jours, elle s’arrêta pour humer le parfum des fleurs du frangipanier planté dans la cour, face au manguier, à quelques pas d’un arbre du voyageur dont on prenait grand soin. Sephora avait l’âge d’être en troisième, mais elle n’était qu’en cinquième à cette année, ayant échoué à deux reprises au concours d’entrée en sixième. C’était après son second échec à l’examen national qu’elle était venue vivre avec eux. Salomé se souvenait du conseil de famille qui avait entériné la décision. Puisqu’on ne lui disait jamais rien ou pas grand-chose d’important, elle avait écouté aux portes. Ses parents l’ignoraient, mais elle comprenait parfaitement la langue secrète, la langue non transmise des ancêtres.
Bientôt, on frappa trois coups guillerets à la porte de sa chambre. Le sourire de Sephora illumina la pièce, et son accent d’enfant des quartiers envahit l’espace : « Tu es déjà là ! Je t’ai gardé. » Ces derniers mots signifiaient qu’elle avait pensé à sa cousine, et lui avait rapporté quelque friandise proscrite, afin de partager avec elle la saveur du pays réel. Salomé se redressa, incapable, toutefois, de lui rendre son sourire. Devant la mine étonnée de cette cousine dont elle n’était plus certaine de connaître le statut, elle dit simplement : « Il faut qu’on parle. »
2/ Chapitre 2
Salomé, impatiente de lui faire part de ses interrogations, décida de lui donner rendez-vous à l’extérieur malgré son interdiction de sortie. Elles se retrouvèrent devant la maison voisine pour discuter des soupçons de celle-ci. Sephora, qui se posait des milliers de questions, lança la discussion :
« De quoi voulais-tu me parler de si important ?
– J’ai des doutes sur notre famille, dit Salomé.
– Pourquoi as-tu des doutes ? questionna Sephora.
– J’ai vaguement entendu mes parents discuter de nous deux, expliqua Salomé.
– Qu’as-tu entendu ? demanda Sephora.
– Et bien, j’ai cru entendre qu’on avait peut être le même père, mais je ne suis absolument pas sûre de cela », ajouta Salomé.
Sephora la regarda abasourdie, elle n’arrivait pas à y croire.
« Es-tu sûre de ce que tu affirmes ?
– J’ai cru comprendre implicitement que tu pourrais être ma demi-sœur, annonça Salomé.
– Ce n’est pas possible, les parents nous l’auraient dit, tu ne crois pas ? questionna Sephora.
– Ils avaient peut être peur de notre réaction ? supposa Salomé.
– Sans doute, mais pourquoi nous cacher un tel secret ? demanda Sephora.
– Je ne sais vraiment pas », conclut Salomé.
Sephora, paniquée, venait d’apprendre une nouvelle qui pourrait bouleverser le cours de sa vie.
Salomé et Sephora vagabondèrent dans les rues malgré l’interdit de la mère de Salomé, pour aller chercher des informations sur les vraies origines de la soi-disant cousine. Elles marchaient en réfléchissant et en humant la bonne odeur du poisson. Puis Salomé se souvint que Sephora avait un frère. Elles venaient de trouver leur première piste.
Abel, le frère de Sephora, avait un appartement en ville malgré son jeune âge. Il vivait seul car il ne supportait plus ses parents. Les deux filles arrivèrent chez lui. Il les reçut car il était content de revoir sa petite sœur. Mais dès qu’elles essayèrent d’aborder le sujet des origines de Sephora, Abel commença à être mal à l’aise et tenta de changer de sujet, mais elles ne voulaient pas renoncer, si bien qu’il fut obligé de les faire sortir de chez lui. Avant de fermer la porte, il leur dit :
« Si vous voulez savoir plus de choses, allez donc voir le père de Salomé et vous découvrirez toute la vérité ! »
Et il leur claqua la porte au nez.
Elles reprirent leur chemin, furieuses, mais en même temps, elles avaient maintenant une piste qui confirmait leurs soupçons : le père de Salomé. Quel était son rôle dans cette histoire ? Les découvertes qu’elles pourraient faire changeraient-elles les rapports qu’elles entretenaient ?
Pour se changer un peu les idées, Sephora décida de faire visiter la ville à Salomé. Sans aucune hésitation, cette dernière accepta. Elles marchèrent un long moment dans les petites rues étroites.
Elles se dirigèrent vers un groupe d’enfants qui n’étaient pas très aisés. Ils étaient cinq, tous à peu près habillés de la même manière : des chemises délavées, des jeans troués, des chaussures percées. Le groupe était composé de deux filles. Elles étaient de petite taille, environ un mètre cinquante. Ils étaient en train de jouer au morpion géant sur un damier en bois. Sephora, connaissait l’un d’entre eux. Il se nommait Moussa. Elle lui dit :
« Salut Moussa, on peut jouer avec toi ? C’est ma cousine, Salomé. »
Il accepta. Après plus d’une heure de jeu, Salomé voulut reprendre la route, excitée à l’idée de faire de nouvelles découvertes. Une odeur de poisson grillé commençait à se faire sentir. Elles suivirent ce parfum, et arrivèrent sur une petite place où un grand nombre de marchands étaient installés. Ils vendaient toutes sortes de produits : de la semoule, des épices, des soyas, et plusieurs fruits divers et variés du pays.
L’odeur était de plus en plus forte. Le marchand n’était qu’à quelques mètres d’elles. Il était plutôt grand, devait frôler les un mètre quatre-vingt-dix et était chauve. Sephora le connaissait et lui achetait régulièrement du poisson. Elle s’avança et lui dit :
« Bonjour Brahim ! Je te présente ma cousine, Salomé. Aurais- tu deux brochettes de poissons grillés pour nous ? »
Salomé regardait la scène attentivement, toutes ces espèces de poissons, toutes ces variétés qu’elle ne connaissait pas. Elle regarda avec émerveillement le commerçant leur tendre leurs brochettes délicieusement grillées, elle prit la sienne et commença à la déguster. La sapidité de grillé dominait le reste, mais les épices et la chair tendre permettaient d’équilibrer et d’adoucir le tout. Pour Sephora ce n’était pas nouveau, elle avait comme un goût d’habitude, mais pour sa cousine, c’était la découverte d’une nouvelle saveur, d’autant plus délicieuse qu’elle était interdite. Sephora était fière d’avoir fait découvrir son univers à Salomé, de lui avoir fait découvrir de nouvelles sensations. Salomé dégusta sa brochette lentement pour ne pas en perdre la saveur, elle regarda sa cousine timidement et lui fit un sourire en guise de remerciement.
Elles rentrèrent chez elles par l’arrière de la maison. Mais malheureusement, le père les y attendait, mécontent. Il leur demanda où elles étaient passées, parce qu’il se faisait tard, et qu’il était angoissé de ne pas les trouver. Les filles allèrent dans leurs chambres comme si rien ne s’était passé.
Le père les interpella :
« Où étiez-vous passées ?
– Euh…. Nous sommes parties nous promener en ville pour …
– Je vous l’avais pourtant interdit. Dorénavant je vous surveillerai davantage. Et pour cela vous serez privées de sortie. Et pour toi Salomé, tu n’auras plus le droit de quitter la maison sans moi ou ta mère jusqu’à nouvel ordre.
– D’accord », dirent-elles en même temps.
Elles retournèrent dans leur chambre respective tête baissée. Une fois Salomé dans sa chambre, son père l’y retrouva pour lui donner des tâches ménagères à accomplir.
Lorsque la mère rentra, le père de Salomé ne rapporta pas l’incident à sa femme. Il trouva une excuse peu crédible pour protéger Salomé de l’éventuelle colère de sa mère. Salomé, écoutant leur conversation derrière la porte de sa chambre, entendit son père dire « mes deux filles ».
Elle alla discrètement voir sa soi-disant cousine pour lui parler de ce qu’elle avait entendu et qui confirmait leurs soupçons. Plus tard elles iraient peut-être en parler avec leur père.
3/ Chapitre 3
Comme la mère de Salomé était occupée à cuisiner un Mbôngo Tjobi, l’adolescente en profita pour discuter tranquillement avec Séphora :
– Hier soir, j’ai surpris ma mère qui parlait de nous deux avec papa. Elle lui disait que nous ne devions pas savoir la vérité par rapport à nos liens de parenté.
– Je savais bien qu’elle cachait quelque chose !
– Je pense qu’il faut en parler à papa. »
Dans l’après-midi, Sephora et Salomé décidèrent de partir à la rencontre de leur père dans la ville. Elles prirent le « bensikin », un moyen de transport utilisé par les Camerounais, qu’apprécia beaucoup Salomé. Il avait pour habitude de passer le début de l’après midi dans un salon de thé. Tandis que Sephora marchait à grands pas, Salomé elle, prenait le temps d’observer les moindres recoins. Elle regardait les vieux taxis jaunes circuler, les monuments et le marché. Elle regardait ce qui se passait autour d’elle, lorsqu’elle sentit soudain une odeur de poisson grillé. Curieuse de goûter une autre cuisine que celle de sa mère, Salomé acheta deux brochettes de poissons grillés et en donna une à Sephora. Elles poursuivaient leur chemin, lorsqu’elles atterrirent dans un quartier pauvre de la ville, où les maisons ressemblaient plus à des cabanes où s’entassaient de nombreuses personnes.
Arrivées dans le salon de thé, elles trouvèrent le père de Salomé seul, assis à une table à lire le journal. Étonné de les voir ici,il leur demanda :
« Mais enfin que faites-vous ici ?
– Nous sommes venues te demander s’il est vrai que Sephora est ma sœur, répondit Salomé.
– C’est quoi cette plaisanterie Salomé ?
– Papa, je t’ai surpris hier à discuter avec maman et vous disiez que nous étions sœurs. Dis-nous la vérité s’il te plaît.
– Écoutez les filles, ce n’est pas un lieu pour parler de nos histoires de famille. Nous en discuterons à la maison.
– Non ! Nous voulons savoir la vérité maintenant. On ne trouvera pas d’autre occasion pour en parler avec toi, tu n’es pratiquement jamais à la maison…
– Allez m’attendre dehors toute les deux, répondit le père confus. Nous en parlerons tous ensemble, je vous le promets ! Salomé… il me semble que ta mère t’avait interdit de te promener dehors, sans sa permission. Tu as désobéi, tu seras donc punie. »
Ils finirent par rentrer tous les trois. Ils trouvèrent la mère de Salomé au seuil de la porte rouge de colère.
4/ Chapitre 4
Salomé et Séphora étaient debout, dans le bureau de la mère de Salomé. Elles écoutaient d’une oreille distraite la remontrance. Mais les deux jeunes filles n’étaient plus dans la pièce, leur esprit voguait vers Cadix, une ville portuaire d’Espagne.
En rôdant dans la ville, la veille, elles avaient appris que leur père vivait à Cadix, et elles avaient même réussi à glaner une photo de lui. Une personne quelque peu alcoolisée avait jugé bon de leur révéler qu’un bateau clandestin partait le surlendemain à l’aube au port AKWA 1 près du Boulevard du Général Leclerc-27 aout 1940.
Quand la mère de Salomé les congédia dans leurs chambres, elle ne pensait pas que les deux jeunes filles auraient envie de repartir dans la ville le lendemain matin même.
Salomé et Séphora ne s’étaient pas consultées, mais elles savaient qu’il fallait qu’elles se rejoignent avant l’aube à l’abri de l’arbre à palabres derrière la maison.
La nuit était encore dominante quand Salomé aperçut Séphora. Elles avaient chacune pris quelques vêtements de rechange, mais elles étaient loin de se douter qu’une traversée d’une semaine les attendait.
Les jeunes aventurières se mirent en route. Un ou deux bend-skinneurs passèrent. Quelques klaxons résonnèrent au loin. Le mont Cameroun était absent du paysage. Les jeunes filles étaient silencieuses. La nuit avalait les bruits, les lumières et les odeurs de la ville, laissant derrière elle un calme, un calme inquiétant.
Salomé et Séphora arrivèrent en vue du bateau. Une vingtaine de personnes se pressaient dans l’espace exiguë. Deux hommes armés se tenaient devant le bateau prêt à affronter l’immensité de l’océan.
« C’est pas un endroit pour vous, petites ! grogna le premier type.
– Mais…
– Vous partez ou j’vous cogne, l’interrompit le second en les menaçant d’un fusil terrifiant.
– On veut venir, dit le plus rapidement possible Séphora. »
Les deux gardes se regardèrent un long moment.
« Vous avez de quoi payer ? » cracha enfin le premier gars, un colosse de deux mètres et qui avait des épaules larges comme la taille de Salomé. »
Interloquées, les jeunes filles firent non de la tête. Les deux gardes sourirent et s’avancèrent.
Salomé se réveilla, elle avait mal de partout, la bouche sèche et ses oreilles bourdonnaient. Un mince rayon de soleil se faufilait entre deux planches, le sol tanguait et l’air marin saturait l’atmosphère. Salomé vit Séphora allongée près d’elle. Elle la réveilla et fut choquée par son état. Elle avait un cocard, le nez cassé, une lèvre fendue et plusieurs mèches lui manquaient. Les deux jeunes filles se regardèrent les yeux vitreux, effrayées. Dieu seul sait ce que les deux hommes leur avaient fait.
Le reste de la traversée fut calme, les deux jeunes filles ne se parlèrent pas, un homme leur apportait un litre d’eau par jour. Quand le bateau accosta il faisait nuit, elles étaient affamées et déshydratées. Dehors, des bruits de coque et de pas s’entendaient sur les galets de la plage. Des voix d’hommes résonnèrent au-dessus d’elles. Deux hommes les traînèrent dehors et, au moment où elles posèrent les pieds sur la côte, un homme les accueillit et commença à leur parler en espagnol :
« Pero lo que tiene usted en mente ? ¿Quieres morir ? »
Il ne semblait pas être accueillant mais, quand une torche révéla son visage, les deux filles sursautèrent et reconnurent l’homme de la photo.
« Papa !!! s’écrièrent les deux jeunes filles. »
L’homme devint livide. Il se mit à parler français parfaitement :
« Qui êtes-vous ? balbutia l’homme de la photo.
– Nous sommes vos filles !, s’écrièrent en cœur Séphora et Salomé.
– Non, ce n’est pas possible. J’ai perdu mes filles il y a longtemps. »
Maintenant l’homme tremblait.
« Mais nous sommes ici maintenant ! se désespéra Séphora.
– Eric ! Patrick ! Lleve estas dos chicas de donde vienen !! »
Salomé et Séphora sentirent deux crosses s’enfoncer dans leurs nuques et elles sombrèrent.
5/ Chapitre 5
Les jeunes filles plongèrent dans un profond sommeil.
Une douleur abominable tira finalement Séphora de sa torpeur. Elle se mit à penser. Salomé était là, près d’elle. Sa sœur. Sa sœur de sang. Elles avaient réussi à aller si loin ! Que de kilomètres parcourus du fin fond de la brousse camerounaise à l’Espagne ! Et cette femme. Ses mots. « dos chicas de donde vienen ! ». Salomé avait tout de suite compris. Du moins c’est ce qu’elle croyait. Les idées défilaient dans sa tête à présent. Le scenario le plus logique était le suivant : après avoir abandonné sa famille, leur père avait fui le Cameroun pour s’installer en Espagne. Là-bas, il avait refait sa vie, changé d’identité, s’était remarié et avait fondé une famille. Il les avait oubliées… Comme pour chasser ses idées noires, Séphora sombra dans l’inconscience.
Le lendemain, les deux adolescentes se réveillèrent péniblement. On les avait enfermées dans une des cales du bateau. Cela devait bien faire six jours qu’elles voyageaient clandestinement.
On les débarqua à Cadix sans autre explication. Il était clair que la police avait préféré étouffer l’affaire par peur des représailles. Une fois libres, les deux adolescentes furent déboussolées. Elles ne surent pas vraiment quoi faire, par quoi commencer. Où aller ? A qui s’adresser ? Tout ce qu’elles connaissaient concernant leur père était son nom. Le seul objet qu’elles possédaient était cette photo en noir et blanc jaunies par les années ! Salman Assani. L’homme était souriant sur la photo.
Les deux jeunes filles marchèrent longtemps. Elles admirèrent Cadix, une ville magnifique qui ne ressemblait à rien de ce qu’elles connaissaient.
Les filles décidèrent de passer à l’action. Elles pénétrèrent dans un bureau de tabac en quête d’informations. On leur donna un bottin où figurait l’adresse de la mairie. ; elles s’y dirigèrent, pleine d’espoir. Le bâtiment était désert. Salomé parla la première. Elle expliqua les raisons de leur venue. Heureusement qu’elle avait appris quelques mots d’espagnol à l’école ! L’employée tapota sur son clavier. Après quelques instants, gênée, elle lui tendit un papier avec une adresse. Salomé la remercia, Séphora fit de même.
Séphora arrêtait les passants et les questionnait. « A la derecha », « A la izquierda » lui répondait-on inlassablement. Le jour commençait à pâlir. Après plusieurs heures de marche, les jeunes fugueuses tombèrent finalement devant les grilles d’un cimetière.
– Euh… Pourquoi se retrouve-t-on ici ? questionna Séphora.
– Je ne sais pas, peut-être qu’il travaille ici ! Viens, on entre !
C’était un cimetière ordinaire. Des rangées de pierres tombales s’alignaient le long des allées, certaines bien soignées, d’autres laissées à l’abandon. Un homme entretenait les allées, arrosant quelques massifs asséchés.
– Viens ! Allons le questionner ! Lui, il saura !
Déterminées, les jeunes filles se dirigèrent vers l’homme. La pénombre cachait son visage vieilli par les années. Salomé tira de sa poche les documents et lui montra le nom de son père et la photo. Le vieillard examina la photographie. Puis il releva la tête et fixa les deux adolescentes un bref instant. D’un pas résigné, il se dirigea vers une pierre tombale.
– Aqui !
Salomé et Séphora ne comprirent pas immédiatement. Elles s’avancèrent dans la pénombre à présent éclairée par les faibles rayons lunaires. Elles se penchèrent et lurent l’inscription gravée dans la pierre :
Salman Assani, 1969-2003
« Je n’ai pu accepter ma vie sans elles. »
Les filles restèrent paralysées, pâles comme la mort. Elles avaient retrouvé leur père.
1/ Chapitre 1
Salomé n’avait pas vu sa mère de la journée. A peine l’avait-elle entendue quitter la maison, le moteur de sa voiture vrombissant à l’aurore, les roues du véhicule crissant sur le gravier blanc de l’allée, avant de s’élancer à l’extérieur. Elle s’en allait tôt pour éviter les embouteillages, traverser la ville, passer à temps le pont qui la coupait en deux, être la première arrivée au dispensaire. En réalité, elle n’était jamais vraiment la première sur les lieux. Des malades se bousculaient déjà aux portes. Des femmes portant leurs enfants sur la hanche. Jeunes gens atteints de paludisme chronique. Des vieillards dont il faudrait retirer des vers de Cayor ou traiter les filaires. Une foule dont il faudrait se charger jusqu’à la tombée de la nuit. C’était lundi. La semaine serait longue et harassante.
Rentrée du collège où elle venait d’entrer en classe de sixième après avoir été brillamment reçue au concours national sans lequel la chose n’était pas envisageable, Salomé tournait en rond dans la maison. Le chauffeur était passé la prendre comme toujours, et l’avait ramenée sans faire de détour. Elle ne l’avait pas prié de s’arrêter pour acheter des soyas, ces brochettes de bœuf vendues aux abords des rues, dont la consommation lui était interdite. Elle ne lui avait pas non plus demandé d’attendre qu’elle s’offre un cône d’arachides grillées, dont un marchand faisait sauter les pelures en l’air avant de servir ses clients. En temps normal, Salomé ne reculait pas devant ces manquements aux lois parentales, dépensant allègrement son argent de poche, afin de se sentir appartenir au peuple de son pays. Vivre comme les autres. Etre un temps parmi eux, pas seulement à côté.
La chambre de sa cousine Sephora se trouvait à côté de la sienne. Elle eut envie d’y pénétrer pour l’attendre comme elle le faisait souvent, préparant une partie de Monopoly ou de Scrabble. Elles aimaient jouer avant de se consacrer à leurs devoirs. Sephora ne tarderait plus, à présent. La perspective de ces amusements ne suscita qu’une joie éphémère chez Salomé. Elle resta interdite devant la porte, se remémorant les paroles de sa mère. C’était de Sephora et de son frère Abel qu’elle parlait, lorsqu’elle avait dit : « Ce sont nos gens. » Hier, Abel était passé voir sa sœur. Il était aussi porteur d’un message envoyé par ses parents à ceux de Salomé. Le contenu de la missive était un mystère. Tout ce que Salomé savait, c’était que sa mère s’était emportée, qu’elle avait crié, que son mari lui avait demandé pourquoi parler sur ce ton à un enfant. C’était là qu’elle avait lancé : « Ce sont nos gens, je leur parle comme il me sied… »
Salomé tourna les talons, se dirigea vers sa chambre, se laissa choir sur son lit. La bonne avait pris soin de mettre en marche le climatiseur. Une fraîcheur apaisante enveloppait les lieux. Elle laissa errer son regard dans la pièce. Un revêtement rose couvrait les murs. Il y avait un bureau en acajou, des étagères supportant des livres et, sur la table de chevet, un ghetto blaster reçu à Noël. Une épaisse moquette tapissait le sol, si bien qu’elle n’entendait jamais le bruit de ses propres pas, quand elle se trouvait dans cette pièce. Face au lit, une porte donnait sur une salle de bain, avec un dressing mitoyen. C’était là que Sephora venait faire sa toilette. Sa chambre à elle ne disposait pas des mêmes commodités. Ses vêtements étaient rangés dans une malle, comme s’il lui fallait se tenir prête à s’en aller à tout moment.
La fillette se mit à songer, pour la première fois, à toutes les différences qu’elle n’avait jamais interrogées. Sephora vivait dans la même maison, mais fréquentait une école publique, dans un des quartiers populaires de la ville. Le chauffeur ne l’y conduisait pas. Elle prenait un taxi de ramassage [1] pour s’y rendre, rentrait quelquefois à pied pour économiser un peu d’argent. Le samedi, alors que Salomé faisait la grasse matinée, il n’était pas rare que sa mère envoie Sephora au marché ou ailleurs, faire quelque commission. Il n’y avait là rien qui ressemble à de la torture, Sephora n’était pas maltraitée. D’ailleurs, elle ne se plaignait de rien. Ses parents l’avaient confiée à ses oncle et tante, parce qu’ils pensaient qu’elle aurait, grâce à eux, de meilleures chances dans la vie.
Au fond d’elle Salomé entendait une petite voix lui dire qu’il y avait quelque chose. Ce n’était pas uniquement parce que Sephora n’était pas leur enfant, que ses parents ne s’adressaient jamais à elle en français, ne lui parlant que cette langue ancestrale qu’ils ne transmettaient pas à leur fille. Ce n’était pas pour cette seule raison que ses vêtements n’étaient jamais commandés à la Redoute, ni achetés dans les magasins hors de prix où se rendaient les expatriés européens pour maintenir leur style de vie. Et si elle ne s’autorisait à regarder un film sur le magnétoscope qu’à l’invitation de Salomé, ce n’était pas, là non plus, parce que cette maison n’était pas celle de ses géniteurs. C’était parce qu’elle appartenait à cette caste mystérieuse, celle des « nos gens ».
Le cœur de Salomé se glaça, lorsqu’elle entendit grincer le portail. Sephora rentrait. Elle l’entendit prendre gaiement congé d’une camarade de classe. Le gravier blanc de l’allée bruissa sous ses pieds comme tous les jours, et comme tous les jours, elle s’arrêta pour humer le parfum des fleurs du frangipanier planté dans la cour, face au manguier, à quelques pas d’un arbre du voyageur dont on prenait grand soin. Sephora avait l’âge d’être en troisième, mais elle n’était qu’en cinquième à cette année, ayant échoué à deux reprises au concours d’entrée en sixième. C’était après son second échec à l’examen national qu’elle était venue vivre avec eux. Salomé se souvenait du conseil de famille qui avait entériné la décision. Puisqu’on ne lui disait jamais rien ou pas grand-chose d’important, elle avait écouté aux portes. Ses parents l’ignoraient, mais elle comprenait parfaitement la langue secrète, la langue non transmise des ancêtres.
Bientôt, on frappa trois coups guillerets à la porte de sa chambre. Le sourire de Sephora illumina la pièce, et son accent d’enfant des quartiers envahit l’espace : « Tu es déjà là ! Je t’ai gardé. » Ces derniers mots signifiaient qu’elle avait pensé à sa cousine, et lui avait rapporté quelque friandise proscrite, afin de partager avec elle la saveur du pays réel. Salomé se redressa, incapable, toutefois, de lui rendre son sourire. Devant la mine étonnée de cette cousine dont elle n’était plus certaine de connaître le statut, elle dit simplement : « Il faut qu’on parle. »
2/ Chapitre 2
Salomé, impatiente de lui faire part de ses interrogations, décida de lui donner rendez-vous à l’extérieur malgré son interdiction de sortie. Elles se retrouvèrent devant la maison voisine pour discuter des soupçons de celle-ci. Sephora, qui se posait des milliers de questions, lança la discussion :
« De quoi voulais-tu me parler de si important ?
– J’ai des doutes sur notre famille, dit Salomé.
– Pourquoi as-tu des doutes ? questionna Sephora.
– J’ai vaguement entendu mes parents discuter de nous deux, expliqua Salomé.
– Qu’as-tu entendu ? demanda Sephora.
– Et bien, j’ai cru entendre qu’on avait peut être le même père, mais je ne suis absolument pas sûre de cela », ajouta Salomé.
Sephora la regarda abasourdie, elle n’arrivait pas à y croire.
« Es-tu sûre de ce que tu affirmes ?
– J’ai cru comprendre implicitement que tu pourrais être ma demi-sœur, annonça Salomé.
– Ce n’est pas possible, les parents nous l’auraient dit, tu ne crois pas ? questionna Sephora.
– Ils avaient peut être peur de notre réaction ? supposa Salomé.
– Sans doute, mais pourquoi nous cacher un tel secret ? demanda Sephora.
– Je ne sais vraiment pas », conclut Salomé.
Sephora, paniquée, venait d’apprendre une nouvelle qui pourrait bouleverser le cours de sa vie.
Salomé et Sephora vagabondèrent dans les rues malgré l’interdit de la mère de Salomé, pour aller chercher des informations sur les vraies origines de la soi-disant cousine. Elles marchaient en réfléchissant et en humant la bonne odeur du poisson. Puis Salomé se souvint que Sephora avait un frère. Elles venaient de trouver leur première piste.
Abel, le frère de Sephora, avait un appartement en ville malgré son jeune âge. Il vivait seul car il ne supportait plus ses parents. Les deux filles arrivèrent chez lui. Il les reçut car il était content de revoir sa petite sœur. Mais dès qu’elles essayèrent d’aborder le sujet des origines de Sephora, Abel commença à être mal à l’aise et tenta de changer de sujet, mais elles ne voulaient pas renoncer, si bien qu’il fut obligé de les faire sortir de chez lui. Avant de fermer la porte, il leur dit :
« Si vous voulez savoir plus de choses, allez donc voir le père de Salomé et vous découvrirez toute la vérité ! »
Et il leur claqua la porte au nez.
Elles reprirent leur chemin, furieuses, mais en même temps, elles avaient maintenant une piste qui confirmait leurs soupçons : le père de Salomé. Quel était son rôle dans cette histoire ? Les découvertes qu’elles pourraient faire changeraient-elles les rapports qu’elles entretenaient ?
Pour se changer un peu les idées, Sephora décida de faire visiter la ville à Salomé. Sans aucune hésitation, cette dernière accepta. Elles marchèrent un long moment dans les petites rues étroites.
Elles se dirigèrent vers un groupe d’enfants qui n’étaient pas très aisés. Ils étaient cinq, tous à peu près habillés de la même manière : des chemises délavées, des jeans troués, des chaussures percées. Le groupe était composé de deux filles. Elles étaient de petite taille, environ un mètre cinquante. Ils étaient en train de jouer au morpion géant sur un damier en bois. Sephora, connaissait l’un d’entre eux. Il se nommait Moussa. Elle lui dit :
« Salut Moussa, on peut jouer avec toi ? C’est ma cousine, Salomé. »
Il accepta. Après plus d’une heure de jeu, Salomé voulut reprendre la route, excitée à l’idée de faire de nouvelles découvertes. Une odeur de poisson grillé commençait à se faire sentir. Elles suivirent ce parfum, et arrivèrent sur une petite place où un grand nombre de marchands étaient installés. Ils vendaient toutes sortes de produits : de la semoule, des épices, des soyas, et plusieurs fruits divers et variés du pays.
L’odeur était de plus en plus forte. Le marchand n’était qu’à quelques mètres d’elles. Il était plutôt grand, devait frôler les un mètre quatre-vingt-dix et était chauve. Sephora le connaissait et lui achetait régulièrement du poisson. Elle s’avança et lui dit :
« Bonjour Brahim ! Je te présente ma cousine, Salomé. Aurais- tu deux brochettes de poissons grillés pour nous ? »
Salomé regardait la scène attentivement, toutes ces espèces de poissons, toutes ces variétés qu’elle ne connaissait pas. Elle regarda avec émerveillement le commerçant leur tendre leurs brochettes délicieusement grillées, elle prit la sienne et commença à la déguster. La sapidité de grillé dominait le reste, mais les épices et la chair tendre permettaient d’équilibrer et d’adoucir le tout. Pour Sephora ce n’était pas nouveau, elle avait comme un goût d’habitude, mais pour sa cousine, c’était la découverte d’une nouvelle saveur, d’autant plus délicieuse qu’elle était interdite. Sephora était fière d’avoir fait découvrir son univers à Salomé, de lui avoir fait découvrir de nouvelles sensations. Salomé dégusta sa brochette lentement pour ne pas en perdre la saveur, elle regarda sa cousine timidement et lui fit un sourire en guise de remerciement.
Elles rentrèrent chez elles par l’arrière de la maison. Mais malheureusement, le père les y attendait, mécontent. Il leur demanda où elles étaient passées, parce qu’il se faisait tard, et qu’il était angoissé de ne pas les trouver. Les filles allèrent dans leurs chambres comme si rien ne s’était passé.
Le père les interpella :
« Où étiez-vous passées ?
– Euh…. Nous sommes parties nous promener en ville pour …
– Je vous l’avais pourtant interdit. Dorénavant je vous surveillerai davantage. Et pour cela vous serez privées de sortie. Et pour toi Salomé, tu n’auras plus le droit de quitter la maison sans moi ou ta mère jusqu’à nouvel ordre.
– D’accord », dirent-elles en même temps.
Elles retournèrent dans leur chambre respective tête baissée. Une fois Salomé dans sa chambre, son père l’y retrouva pour lui donner des tâches ménagères à accomplir.
Lorsque la mère rentra, le père de Salomé ne rapporta pas l’incident à sa femme. Il trouva une excuse peu crédible pour protéger Salomé de l’éventuelle colère de sa mère. Salomé, écoutant leur conversation derrière la porte de sa chambre, entendit son père dire « mes deux filles ».
Elle alla discrètement voir sa soi-disant cousine pour lui parler de ce qu’elle avait entendu et qui confirmait leurs soupçons. Plus tard elles iraient peut-être en parler avec leur père.
3/ Chapitre 3
Comme la mère de Salomé était occupée à cuisiner un Mbôngo Tjobi, l’adolescente en profita pour discuter tranquillement avec Séphora :
– Hier soir, j’ai surpris ma mère qui parlait de nous deux avec papa. Elle lui disait que nous ne devions pas savoir la vérité par rapport à nos liens de parenté.
– Je savais bien qu’elle cachait quelque chose !
– Je pense qu’il faut en parler à papa. »
Dans l’après-midi, Sephora et Salomé décidèrent de partir à la rencontre de leur père dans la ville. Elles prirent le « bensikin », un moyen de transport utilisé par les Camerounais, qu’apprécia beaucoup Salomé. Il avait pour habitude de passer le début de l’après midi dans un salon de thé. Tandis que Sephora marchait à grands pas, Salomé elle, prenait le temps d’observer les moindres recoins. Elle regardait les vieux taxis jaunes circuler, les monuments et le marché. Elle regardait ce qui se passait autour d’elle, lorsqu’elle sentit soudain une odeur de poisson grillé. Curieuse de goûter une autre cuisine que celle de sa mère, Salomé acheta deux brochettes de poissons grillés et en donna une à Sephora. Elles poursuivaient leur chemin, lorsqu’elles atterrirent dans un quartier pauvre de la ville, où les maisons ressemblaient plus à des cabanes où s’entassaient de nombreuses personnes.
Arrivées dans le salon de thé, elles trouvèrent le père de Salomé seul, assis à une table à lire le journal. Étonné de les voir ici,il leur demanda :
« Mais enfin que faites-vous ici ?
– Nous sommes venues te demander s’il est vrai que Sephora est ma sœur, répondit Salomé.
– C’est quoi cette plaisanterie Salomé ?
– Papa, je t’ai surpris hier à discuter avec maman et vous disiez que nous étions sœurs. Dis-nous la vérité s’il te plaît.
– Écoutez les filles, ce n’est pas un lieu pour parler de nos histoires de famille. Nous en discuterons à la maison.
– Non ! Nous voulons savoir la vérité maintenant. On ne trouvera pas d’autre occasion pour en parler avec toi, tu n’es pratiquement jamais à la maison…
– Allez m’attendre dehors toute les deux, répondit le père confus. Nous en parlerons tous ensemble, je vous le promets ! Salomé… il me semble que ta mère t’avait interdit de te promener dehors, sans sa permission. Tu as désobéi, tu seras donc punie. »
Ils finirent par rentrer tous les trois. Ils trouvèrent la mère de Salomé au seuil de la porte rouge de colère.
4/ Chapitre 4
Salomé et Séphora étaient debout, dans le bureau de la mère de Salomé. Elles écoutaient d’une oreille distraite la remontrance. Mais les deux jeunes filles n’étaient plus dans la pièce, leur esprit voguait vers Cadix, une ville portuaire d’Espagne.
En rôdant dans la ville, la veille, elles avaient appris que leur père vivait à Cadix, et elles avaient même réussi à glaner une photo de lui. Une personne quelque peu alcoolisée avait jugé bon de leur révéler qu’un bateau clandestin partait le surlendemain à l’aube au port AKWA 1 près du Boulevard du Général Leclerc-27 aout 1940.
Quand la mère de Salomé les congédia dans leurs chambres, elle ne pensait pas que les deux jeunes filles auraient envie de repartir dans la ville le lendemain matin même.
Salomé et Séphora ne s’étaient pas consultées, mais elles savaient qu’il fallait qu’elles se rejoignent avant l’aube à l’abri de l’arbre à palabres derrière la maison.
La nuit était encore dominante quand Salomé aperçut Séphora. Elles avaient chacune pris quelques vêtements de rechange, mais elles étaient loin de se douter qu’une traversée d’une semaine les attendait.
Les jeunes aventurières se mirent en route. Un ou deux bend-skinneurs passèrent. Quelques klaxons résonnèrent au loin. Le mont Cameroun était absent du paysage. Les jeunes filles étaient silencieuses. La nuit avalait les bruits, les lumières et les odeurs de la ville, laissant derrière elle un calme, un calme inquiétant.
Salomé et Séphora arrivèrent en vue du bateau. Une vingtaine de personnes se pressaient dans l’espace exiguë. Deux hommes armés se tenaient devant le bateau prêt à affronter l’immensité de l’océan.
« C’est pas un endroit pour vous, petites ! grogna le premier type.
– Mais…
– Vous partez ou j’vous cogne, l’interrompit le second en les menaçant d’un fusil terrifiant.
– On veut venir, dit le plus rapidement possible Séphora. »
Les deux gardes se regardèrent un long moment.
« Vous avez de quoi payer ? » cracha enfin le premier gars, un colosse de deux mètres et qui avait des épaules larges comme la taille de Salomé. »
Interloquées, les jeunes filles firent non de la tête. Les deux gardes sourirent et s’avancèrent.
Salomé se réveilla, elle avait mal de partout, la bouche sèche et ses oreilles bourdonnaient. Un mince rayon de soleil se faufilait entre deux planches, le sol tanguait et l’air marin saturait l’atmosphère. Salomé vit Séphora allongée près d’elle. Elle la réveilla et fut choquée par son état. Elle avait un cocard, le nez cassé, une lèvre fendue et plusieurs mèches lui manquaient. Les deux jeunes filles se regardèrent les yeux vitreux, effrayées. Dieu seul sait ce que les deux hommes leur avaient fait.
Le reste de la traversée fut calme, les deux jeunes filles ne se parlèrent pas, un homme leur apportait un litre d’eau par jour. Quand le bateau accosta il faisait nuit, elles étaient affamées et déshydratées. Dehors, des bruits de coque et de pas s’entendaient sur les galets de la plage. Des voix d’hommes résonnèrent au-dessus d’elles. Deux hommes les traînèrent dehors et, au moment où elles posèrent les pieds sur la côte, un homme les accueillit et commença à leur parler en espagnol :
« Pero lo que tiene usted en mente ? ¿Quieres morir ? »
Il ne semblait pas être accueillant mais, quand une torche révéla son visage, les deux filles sursautèrent et reconnurent l’homme de la photo.
« Papa !!! s’écrièrent les deux jeunes filles. »
L’homme devint livide. Il se mit à parler français parfaitement :
« Qui êtes-vous ? balbutia l’homme de la photo.
– Nous sommes vos filles !, s’écrièrent en cœur Séphora et Salomé.
– Non, ce n’est pas possible. J’ai perdu mes filles il y a longtemps. »
Maintenant l’homme tremblait.
« Mais nous sommes ici maintenant ! se désespéra Séphora.
– Eric ! Patrick ! Lleve estas dos chicas de donde vienen !! »
Salomé et Séphora sentirent deux crosses s’enfoncer dans leurs nuques et elles sombrèrent.
5/ Chapitre 5
Les jeunes filles plongèrent dans un profond sommeil.
Une douleur abominable tira finalement Séphora de sa torpeur. Elle se mit à penser. Salomé était là, près d’elle. Sa sœur. Sa sœur de sang. Elles avaient réussi à aller si loin ! Que de kilomètres parcourus du fin fond de la brousse camerounaise à l’Espagne ! Et cette femme. Ses mots. « dos chicas de donde vienen ! ». Salomé avait tout de suite compris. Du moins c’est ce qu’elle croyait. Les idées défilaient dans sa tête à présent. Le scenario le plus logique était le suivant : après avoir abandonné sa famille, leur père avait fui le Cameroun pour s’installer en Espagne. Là-bas, il avait refait sa vie, changé d’identité, s’était remarié et avait fondé une famille. Il les avait oubliées… Comme pour chasser ses idées noires, Séphora sombra dans l’inconscience.
Le lendemain, les deux adolescentes se réveillèrent péniblement. On les avait enfermées dans une des cales du bateau. Cela devait bien faire six jours qu’elles voyageaient clandestinement.
On les débarqua à Cadix sans autre explication. Il était clair que la police avait préféré étouffer l’affaire par peur des représailles. Une fois libres, les deux adolescentes furent déboussolées. Elles ne surent pas vraiment quoi faire, par quoi commencer. Où aller ? A qui s’adresser ? Tout ce qu’elles connaissaient concernant leur père était son nom. Le seul objet qu’elles possédaient était cette photo en noir et blanc jaunies par les années ! Salman Assani. L’homme était souriant sur la photo.
Les deux jeunes filles marchèrent longtemps. Elles admirèrent Cadix, une ville magnifique qui ne ressemblait à rien de ce qu’elles connaissaient.
Les filles décidèrent de passer à l’action. Elles pénétrèrent dans un bureau de tabac en quête d’informations. On leur donna un bottin où figurait l’adresse de la mairie. ; elles s’y dirigèrent, pleine d’espoir. Le bâtiment était désert. Salomé parla la première. Elle expliqua les raisons de leur venue. Heureusement qu’elle avait appris quelques mots d’espagnol à l’école ! L’employée tapota sur son clavier. Après quelques instants, gênée, elle lui tendit un papier avec une adresse. Salomé la remercia, Séphora fit de même.
Séphora arrêtait les passants et les questionnait. « A la derecha », « A la izquierda » lui répondait-on inlassablement. Le jour commençait à pâlir. Après plusieurs heures de marche, les jeunes fugueuses tombèrent finalement devant les grilles d’un cimetière.
– Euh… Pourquoi se retrouve-t-on ici ? questionna Séphora.
– Je ne sais pas, peut-être qu’il travaille ici ! Viens, on entre !
C’était un cimetière ordinaire. Des rangées de pierres tombales s’alignaient le long des allées, certaines bien soignées, d’autres laissées à l’abandon. Un homme entretenait les allées, arrosant quelques massifs asséchés.
– Viens ! Allons le questionner ! Lui, il saura !
Déterminées, les jeunes filles se dirigèrent vers l’homme. La pénombre cachait son visage vieilli par les années. Salomé tira de sa poche les documents et lui montra le nom de son père et la photo. Le vieillard examina la photographie. Puis il releva la tête et fixa les deux adolescentes un bref instant. D’un pas résigné, il se dirigea vers une pierre tombale.
– Aqui !
Salomé et Séphora ne comprirent pas immédiatement. Elles s’avancèrent dans la pénombre à présent éclairée par les faibles rayons lunaires. Elles se penchèrent et lurent l’inscription gravée dans la pierre :
Salman Assani, 1969-2003
« Je n’ai pu accepter ma vie sans elles. »
Les filles restèrent paralysées, pâles comme la mort. Elles avaient retrouvé leur père.