Prologue
La décision de quitter la ville pour s’installer à la campagne murissait depuis plusieurs années dans l’esprit de Monsieur et Madame Morin-Diallo. Les problèmes d’asthme de Sarah, la petite dernière, et les plaintes incessantes des voisins lorsque les jumeaux Lucas et Salomon jouaient dans la cour de leur résidence du centre-ville de Lyon avaient fini par les convaincre de faire le grand saut. Alors, un matin d’août, les cinq Lyonnais accompagnés de leur chien et de leur chat s’étaient installés dans un coin reculé d’Ardèche au bord de la rivière la Bourges, dans une jolie maison de pierre abandonnée depuis seulement six mois. La santé déclinante du couple de retraités qui y avait vécu les avait poussés à rejoindre la vallée non loin d’un centre hospitalier et des services qu’il proposait aux personnes âgées. Les parents Morin-Diallo, Laurence et Driss, tout sourires, se réjouissaient. Enfin ils réalisaient leur rêve, offraient à leurs enfants de sept et douze ans un cadre de vie proche de la vie sauvage, où l’air était peu pollué et qui permettrait à leur progéniture d’évoluer au grand air, dans un milieu sain au plus près de la nature. Dès les premiers jours, la respiration de Sarah se fit plus fluide, aucun accès de toux à déplorer, son teint s’était éclairci, elle était radieuse, son père et sa mère s’en félicitait. Quant aux garçons, ils n’en revenaient pas de disposer d’un terrain de jeu qui leur semblait illimité. Ils couraient dans les bois, dévalaient les pentes à s’en couper le souffle, sautaient dans les cascades, s’aspergeaient d’eau dans la rivière, hurlant et riant sans déranger personne, un vrai bonheur.
Or, ce dont aucun d’entre eux ne se doutait, c’était que le vide de la maison qu’ils venaient d’investir n’était qu’apparent. En effet, cachés dans les nombreux recoins des deux étages que les Morin-Diallo occupaient, ainsi que dans le grenier, dans la cave, au beau milieu de ce qui avait été un potager, sur la rivière et partout sur ses rives, fourmillait un grand nombre d’espèces de la faune et de la flore locale. Des bactéries invisibles à l’œil nu, des insectes plus ou moins faciles à vivre, des reptiles surtout de petites tailles, des mammifères petits et grands, jusqu’aux oiseaux qui volaient librement au-dessus de la nouvelle demeure de Laurence et de Driss. Sans le savoir, les cinq bipèdes citadins et leurs deux animaux de compagnie bouleversaient tout un écosystème qui avait appris à exister sans devoir composer avec des humains.
Laurence entreprit d’abord de s’occuper du jardin qu’elle voulait rendre joli. Elle s’arma d’une énorme paire de ciseaux en métal et d’autres ustensiles et commença par se charger des mauvaises herbes : elle défrichait, éliminait toutes les plantes qui lui semblaient laides ou inutiles, une hécatombe. Dans la remise, Driss fut ravi de trouver une tondeuse à gazon dont le réservoir contenait encore suffisamment de carburant. Afin de rendre les alentours de leur propriété plus ordonnée, il sortit l’engin, et l’alluma. Un bruit de moteur vint perturber le calme à une centaine de mètres à la ronde, semant l’effroi dans la nature, d’autant que la fumée noire qui s’en échappait était irrespirable. Alors qu’ils jouaient dans le lit de la rivière, les deux garçons n’hésitaient pas à s’emparer de cailloux qu’ils jetaient à la surface pour s’éclabousser, sans se rendre compte qu’ils retiraient leurs abris à des crustacés livrés subitement sans secours aux attaques de leurs prédateurs. Leur chien, encore jeune et turbulent, ne sachant plus où donner du museau, pourchassait les papillons affolés, creusait la terre en arrachant les racines nécessaires à la survie des plantes, ses jeux détruisaient aussi l’habitat d’insectes incapables de vivre au grand jour. Le chat aussi jubilait, il avait à sa disposition un vaste terrain de chasse où les rongeurs dont il raffolait, découvraient bien trop tard son habileté et sa redoutable efficacité. Le petit félin ne mit pas vingt-quatre heures à s’adapter à son nouvel environnement, il en devint le principal prédateur.
En se rencontrant, deux univers qui n’aspiraient pourtant qu’à vivre en paix entraient en collision. Mais, ignorés par les humains, c’était au monde des plantes et des animaux de réagir, d’observer attentivement le comportement des nouveaux venus afin de s’y adapter, puis de trouver rapidement les moyens de cohabiter avec ceux qu’ils considéraient comme des intrus qui leur compliquaient l’existence.
1/ Chapitre 1
Salomé n’avait pas vu sa mère de la journée. A peine l’avait-elle entendue quitter la maison, le moteur de sa voiture vrombissant à l’aurore, les roues du véhicule crissant sur le gravier blanc de l’allée, avant de s’élancer à l’extérieur. Elle s’en allait tôt pour éviter les embouteillages, traverser la ville, passer à temps le pont qui la coupait en deux, être la première arrivée au dispensaire. En réalité, elle n’était jamais vraiment la première sur les lieux. Des malades se bousculaient déjà aux portes. Des femmes portant leurs enfants sur la hanche. Jeunes gens atteints de paludisme chronique. Des vieillards dont il faudrait retirer des vers de Cayor ou traiter les filaires. Une foule dont il faudrait se charger jusqu’à la tombée de la nuit. C’était lundi. La semaine serait longue et harassante.
Rentrée du collège où elle venait d’entrer en classe de sixième après avoir été brillamment reçue au concours national sans lequel la chose n’était pas envisageable, Salomé tournait en rond dans la maison. Le chauffeur était passé la prendre comme toujours, et l’avait ramenée sans faire de détour. Elle ne l’avait pas prié de s’arrêter pour acheter des soyas, ces brochettes de bœuf vendues aux abords des rues, dont la consommation lui était interdite. Elle ne lui avait pas non plus demandé d’attendre qu’elle s’offre un cône d’arachides grillées, dont un marchand faisait sauter les pelures en l’air avant de servir ses clients. En temps normal, Salomé ne reculait pas devant ces manquements aux lois parentales, dépensant allègrement son argent de poche, afin de se sentir appartenir au peuple de son pays. Vivre comme les autres. Etre un temps parmi eux, pas seulement à côté.
La chambre de sa cousine Sephora se trouvait à côté de la sienne. Elle eut envie d’y pénétrer pour l’attendre comme elle le faisait souvent, préparant une partie de Monopoly ou de Scrabble. Elles aimaient jouer avant de se consacrer à leurs devoirs. Sephora ne tarderait plus, à présent. La perspective de ces amusements ne suscita qu’une joie éphémère chez Salomé. Elle resta interdite devant la porte, se remémorant les paroles de sa mère. C’était de Sephora et de son frère Abel qu’elle parlait, lorsqu’elle avait dit : « Ce sont nos gens. » Hier, Abel était passé voir sa sœur. Il était aussi porteur d’un message envoyé par ses parents à ceux de Salomé. Le contenu de la missive était un mystère. Tout ce que Salomé savait, c’était que sa mère s’était emportée, qu’elle avait crié, que son mari lui avait demandé pourquoi parler sur ce ton à un enfant. C’était là qu’elle avait lancé : « Ce sont nos gens, je leur parle comme il me sied… »
Salomé tourna les talons, se dirigea vers sa chambre, se laissa choir sur son lit. La bonne avait pris soin de mettre en marche le climatiseur. Une fraîcheur apaisante enveloppait les lieux. Elle laissa errer son regard dans la pièce. Un revêtement rose couvrait les murs. Il y avait un bureau en acajou, des étagères supportant des livres et, sur la table de chevet, un ghetto blaster reçu à Noël. Une épaisse moquette tapissait le sol, si bien qu’elle n’entendait jamais le bruit de ses propres pas, quand elle se trouvait dans cette pièce. Face au lit, une porte donnait sur une salle de bain, avec un dressing mitoyen. C’était là que Sephora venait faire sa toilette. Sa chambre à elle ne disposait pas des mêmes commodités. Ses vêtements étaient rangés dans une malle, comme s’il lui fallait se tenir prête à s’en aller à tout moment.
La fillette se mit à songer, pour la première fois, à toutes les différences qu’elle n’avait jamais interrogées. Sephora vivait dans la même maison, mais fréquentait une école publique, dans un des quartiers populaires de la ville. Le chauffeur ne l’y conduisait pas. Elle prenait un taxi de ramassage [1] pour s’y rendre, rentrait quelquefois à pied pour économiser un peu d’argent. Le samedi, alors que Salomé faisait la grasse matinée, il n’était pas rare que sa mère envoie Sephora au marché ou ailleurs, faire quelque commission. Il n’y avait là rien qui ressemble à de la torture, Sephora n’était pas maltraitée. D’ailleurs, elle ne se plaignait de rien. Ses parents l’avaient confiée à ses oncle et tante, parce qu’ils pensaient qu’elle aurait, grâce à eux, de meilleures chances dans la vie.
Au fond d’elle Salomé entendait une petite voix lui dire qu’il y avait quelque chose. Ce n’était pas uniquement parce que Sephora n’était pas leur enfant, que ses parents ne s’adressaient jamais à elle en français, ne lui parlant que cette langue ancestrale qu’ils ne transmettaient pas à leur fille. Ce n’était pas pour cette seule raison que ses vêtements n’étaient jamais commandés à la Redoute, ni achetés dans les magasins hors de prix où se rendaient les expatriés européens pour maintenir leur style de vie. Et si elle ne s’autorisait à regarder un film sur le magnétoscope qu’à l’invitation de Salomé, ce n’était pas, là non plus, parce que cette maison n’était pas celle de ses géniteurs. C’était parce qu’elle appartenait à cette caste mystérieuse, celle des « nos gens ».
Le cœur de Salomé se glaça, lorsqu’elle entendit grincer le portail. Sephora rentrait. Elle l’entendit prendre gaiement congé d’une camarade de classe. Le gravier blanc de l’allée bruissa sous ses pieds comme tous les jours, et comme tous les jours, elle s’arrêta pour humer le parfum des fleurs du frangipanier planté dans la cour, face au manguier, à quelques pas d’un arbre du voyageur dont on prenait grand soin. Sephora avait l’âge d’être en troisième, mais elle n’était qu’en cinquième à cette année, ayant échoué à deux reprises au concours d’entrée en sixième. C’était après son second échec à l’examen national qu’elle était venue vivre avec eux. Salomé se souvenait du conseil de famille qui avait entériné la décision. Puisqu’on ne lui disait jamais rien ou pas grand-chose d’important, elle avait écouté aux portes. Ses parents l’ignoraient, mais elle comprenait parfaitement la langue secrète, la langue non transmise des ancêtres.
Bientôt, on frappa trois coups guillerets à la porte de sa chambre. Le sourire de Sephora illumina la pièce, et son accent d’enfant des quartiers envahit l’espace : « Tu es déjà là ! Je t’ai gardé. » Ces derniers mots signifiaient qu’elle avait pensé à sa cousine, et lui avait rapporté quelque friandise proscrite, afin de partager avec elle la saveur du pays réel. Salomé se redressa, incapable, toutefois, de lui rendre son sourire. Devant la mine étonnée de cette cousine dont elle n’était plus certaine de connaître le statut, elle dit simplement : « Il faut qu’on parle. »
2/ Chapitre 2
« Viens dans ma chambre ! C’est très important ! »
En arrivant devant la maison, une course prit place pour atteindre la chambre de Salomé. En passant devant l’immense porte vitrée à l’entrée de la demeure, un des serviteurs les interpella, mais elles ne l’entendirent pas et continuèrent leur chemin. Les couloirs étaient larges, et sur leurs murs, pendaient de nombreux portraits des ancêtres de Salomé. Même le tapis épais n’amortissait pas leurs pas. Elles se ruèrent dans la chambre de cette dernière et se jetèrent sur le lit.
Une fois dans la chambre, Sephora demanda intriguée,
– « Qu’est ce qui se passe ? »
– « Ce matin j’ai suivi mon père, car il avait l’air soucieux, et j’arrivai devant une case inconnue. Je vis une dame sortir de cette maison et embrasser mon père. Choquée, je me suis rapprochée pour voir qui c’était et j’ai reconnu ta mère ! » Surprise par cette nouvelle, Sephora resta figée de peur.
– « Mais j’ai pire ! Je les ai entendu dire quelque chose. »
Elle lui raconta ce qu’elle avait entendu. « Il faut qu’on leur dise ! Avant qu’il soit trop tard. Il faut qu’elles sachent qu’elles sont demi-sœurs ! », avait dit le père de Salomé. - « C’est vrai, tu as raison. », avait répondu la mère de Sephora. - « J’ai couru aussi vite que j’ai pu pour te raconter cette nouvelle. » Sephora ne répondait toujours pas.
Les murs, d’un beige pâle, étaient ornés de divers masques ethniques ramenés par son père de ses nombreux voyages. Près de son double lit, des étagères recouvertes de centaines de livres de tout genre : des recueils sur les cultures des différentes tribus africaines, des romans historiques, policiers ou encore de science-fiction prouvaient que Salomé était une jeune fille pleine de ressources. Au dessus de son lit pendait une large moustiquaire, légèrement agitée par le souffle du ventilateur.
Sephora ne bougeait point, ses pensées l’envahissaient. Sa journée avait été déjà assez extraordinaire : elle était passée par le marché rempli des bonnes odeurs de soya grillé. Elle adorait cette période de la matinée, pleine de vivacité et de joie. Elle avait couru à travers les maisons branlantes du ghetto pour arriver à la plage. Elle était vide à cette heure et Sephora avait vu les manguiers se balancer au vent. Après une marche rapide à côté des gratte-ciel, elle était arrivée à sa vieille école en pierres moussues. Quand elle était arrivée dans la salle de classe, les élèves étaient encore debout devant leur bureau de bois, comme d’habitude. A la fin des cours, elle avait été surprise de trouver son frère, Abel, qui l’attendait. Une fois sa surprise passée, elle lui avait demandé ce qu’il faisait là. Elle raconta alors à Salomé ce qu’il lui avait dit : « Pendant que Abel était à l’internat, il enchaînait des manifestations avec un parti communiste avec le but de rendre le Cameroun indépendant. Il a décidé de partir de l’internat pour nous en parler mais il a d’autres projets. »
« Quels projets ?, répondit Salomé.
– Il veut partir en Chine car c’est un pays communiste qui soutient l’Indépendance du Cameroun.
– Partons nous aussi !
– Partir en Chine ? On est encore jeunes.
– On n’a rien à perdre. Ma mère est très égocentrique, elle profite ainsi des domestiques. Il n’y aura jamais de vraie relation mère-fille entre nous si cela ne cesse pas. Notre père nous a trompées ; et en plus on a Abel avec nous ; il nous protégera.
Sephora réfléchit, et discuta de ce projet avec Salomé. Ces deux nouvelles les bouleversaient car elles se sentaient trahies, élevées dans le mensonge ; ainsi elles décidèrent d’organiser leur départ avec Abel.
Une certaine tristesse s’installa dans les yeux de Salomé à l’idée de tout abandonner. Elle se changea pour dîner puis redescendit. Alors qu’ils mangeaient, Salomé engagea la conversation avec son père. Sa mère, les lèvres pincées, les regardait d’un air hautain. Elle appela un domestique d’un claquement de doigts. Un des serviteurs apparut, vêtu d’un habit trop petit pour lui et inconfortable. « Du vin ». Elle ordonna sèchement sans croiser son regard. L’homme se tourna vers Salomé et son père qui, honteux, s’excusèrent du regard. La mère de Salomé retourna à la précédente conversation sans même esquisser une pensée en direction du domestique qui quitta la salle à manger sans demander son reste. Salomé lança un regard discret pour faire comprendre qu’elle s’excusait pour le comportement de sa mère. Salomé la trouvait arrogante et agaçante et craignait que son départ rende encore plus difficile la vie des domestiques.
3/ Chapitre 3
Au lieu de préparer leur sac pour l’école, les deux filles le préparèrent pour quitter la maison. Elles avaient décidé de partir pour chercher Abel. Sephora avait contacté quelques jours auparavant un ami proche de son frère qui lui avait approximativement indiqué sur une carte où se trouvait son camp. Elles avaient convenu la veille avec Mafé, le chauffeur, qu’il les conduise hors de la ville afin qu’elles puissent commencer leurs recherches. Mafé connaissait très bien Abel, c’était un de ses amis. Il ne l’avait pas vu depuis très longtemps. Après ce qu’elle appelait la « trahison » d’Abel, la mère de Salomé lui avait interdit de garder le contact. Mafé avait accepté d’aider les filles, mais en les prévenant que c’était extrêmement dangereux de s’aventurer dans une zone pareille : elles pouvaient être très grièvement blessées, voire mourir.
Ils partirent donc tous les trois. Après avoir roulé un long moment, le chauffeur coupa le moteur de la voiture. Salomé et Sephora regardèrent pas la vitre, elles étaient dans une zone désertique sans aucun signe de vie autour. Il n’y avait pas âme qui vive. Le chauffeur invita les filles à descendre et à prendre leurs affaires :
« Prenez bien soin de vous et ne faites rien que vous pourriez regretter !
– Ne vous inquiétez pas et surtout ne dites rien à ma mère, répondit Salomé.
– Au revoir et à bientôt j’espère, ajouta le chauffeur un peu inquiet.
– Au revoir et merci pour tout Mafé ! » dirent les deux filles en claquant la portière.
Et elles commencèrent à marcher toutes seules pour retrouver Abel. Elles n’avaient pas parcouru plus d’un kilomètre dans la direction qu’elles supposaient être celle du camp quand elles furent interceptées par trois hommes armés qui fouillèrent leurs sacs avant de leur demander ce qu’elles faisaient là. Terrorisées, les filles commencèrent à regretter de ne pas avoir écouté les mises en garde de Mafé. Sephora bafouilla qu’elle cherchait son frère, mais comme elle ignorait si ces hommes étaient du même bord que lui, elle ne donna pas son nom. Celui qui semblait être le chef leur ordonna d’avancer devant lui. Il les pressait sans arrêt. Salomé qui n’avait pas l’habitude de marcher s’essoufflait et suait à grosses gouttes. C’est avec soulagement qu’elles virent apparaître devant elles une petite bâtisse délabrée où on les enferma.
Abel entra dans la pièce où deux filles étaient retenues depuis quelques heures par ses compagnons. Il était chargé de leur donner à manger. Il reconnut avec stupeur sa sœur Sephora puis, tapie dans l’ombre, sa cousine Salomé. Il les attrapa par l’avant-bras et les tira hors de la pièce. Il ne voulait pas que sa famille se rappelle de lui comme étant un homme malhonnête, mais plutôt comme quelqu’un de bienveillant et décida de les libérer discrètement même s’il en connaissait les conséquences. Elles étaient heureuses de le retrouver, mais elles ne pouvaient pas s’attarder et devaient rapidement se cacher.
Lorsqu’elles sortirent avec Abel, celui-ci reçut une balle dans l’abdomen. Il poussa un cri de douleur mêlé à ceux de Salomé et de Sephora, ce qui attira l’attention de deux gardes qui rentrèrent Abel blessé et les deux filles à l’intérieur du bâtiment. La gravité de la blessure était si évidente que nul ne s’interrogea sur les raisons de la présence des deux filles à l’extérieur avec Abel. Salomé proposa alors l’aide de sa mère, médecin renommé. Abel accepta et donna l’ordre à ses frères d’armes d’aller la chercher. Un commando composé de cinq personnes partit sur le champ. Après une attente interminable, elle arriva les yeux bandés. On lui enleva le tissu qui lui masquait la vue et elle resta sans voix en découvrant sa fille en ce lieu et avec de telles personnes. On lui annonça la blessure d’Abel. Salomé lui dit :
« Si tu veux que nous rentrions à la maison, tu dois soigner Abel. »
Elle réfléchit un instant puis refusa. Mais sous le regard insistant de sa nièce et sa fille, elle finit par accepter et commença à le soigner.
4/ Chapitre 4
La mère de Salomé appela Mafé et lui dit d’aller chercher sa trousse de premiers secours. Elle se désinfecta longuement les mains, et, avec la morphine que Mafé avait apportée, elle piqua Abel au creux du coude.
« Il faut attendre que la morphine fasse effet, expliqua-t-elle.
– Mais il perd son sang ! Il faut agir ! Maintenant ! » s’alarma Sephora.
Après quelques secondes de réflexion, la mère de Salomé prit une petite pince dans la trousse, elle désinfecta la plaie, puis, inséra une pince dans la blessure. Salomé vit le léger tremblement de ses mains. Abel gémit puis, grâce à la morphine qui avait commencé à agir, perdit conscience.
Enfin, la balle fut délogée et tomba à terre avec un bruit mat. La mère de Salomé déposa ensuite un onguent sur la plaie et fit un bandage. « Heureusement, la balle n’a pas perforé le pancréas, il vivra, cracha-t-elle. Il faut maintenant le laisser se reposer. »
Elle quitta la chambre sans un regard pour Salomé et Sephora qui l’avaient contrainte à prendre part à un combat qui n’était pas le sien.
Souhaitant accompagner Abel dans sa nuit de douleurs, Salomé se cala sur le fauteuil à côté de Mafé et Sephora s’installa sur une chaise, à gauche du lit sur lequel Abel luttait. Elle lui prit la main. Celle-ci était brûlante, le combat pour la survie se poursuivait.
Petit à petit, Salomé, épuisée par l’angoisse, s’enfonça dans un sommeil comateux et sans rêves.
Les jours passaient et chacun d’eux ressemblait au précédent. Tous destinés à soigner Abel et à aller chercher discrètement des médicaments à l’hôpital, auprès d’un médecin membre de l’UPC.
L’état d’Abel avait commencé à s’améliorer depuis quelques jours. Salomé et Sephora se relayaient pourtant toujours à son chevet et la mère de Salomé, ayant renoncé à exercer une quelconque autorité sous son toit, venait rapidement l’examiner le matin avant de partir travailler et le soir tard, à son retour.
Enfin, un matin, la mère de Salomé annonça qu’Abel était définitivement tiré d’affaire. Le corps d’Abel était guéri. La fièvre de la longue humiliation de son peuple face à la tutelle française, elle, brûlait encore.
Les nuits passaient, certaines remplies d’angoisse et d’obscurité sous la lune d’ivoire, devenues terrifiantes, en ces temps d’instabilité où un peuple luttait pour sa liberté et où le souffle nocturne d’Abel ramenait aux risques que présentait cette lutte.
Abel était à genoux dans une pièce insalubre, un pistolet sur la tempe. La main qui le tenait, appuya sur la détente. Le corps d’Abel s’effondra sur le sol. Salomé se réveilla en sursaut, des gouttelettes de sueur froides coulaient sur son front. Depuis qu’Abel était revenu de son échauffourée avec les forces colonialistes, elle faisait sans cesse des cauchemars. Angoissée, elle se leva et alla vérifier que tout allait bien.
Elle se dirigea vers la chambre d’Abel. Elle passa la tête dans l’encadrement de la porte. Son cœur s’arrêta, elle poussa un cri d’effroi. Le lit vide, la fenêtre ouverte. Les tiroirs de la commode étaient par terre, tombés dans la précipitation, et de nombreux vêtements manquaient ainsi qu’un grand sac. Il était parti ! Abel était parti ! Sans rien leur dire ! Sans les prévenir ! Une lettre était posée sur son lit, dessus, quelques mots : « On part, c’est mieux pour vous… »
Les jambes de Salomé se dérobèrent sous le poids de cette phrase. Elle tomba à genoux et un sanglot secoua sa poitrine mais les larmes ne voulaient pas couler.
5/ Chapitre 5
Dix ans plus tard.
Dès que l’alarme retentit, Salomé se réveilla en sursaut. Elle devait être rapide, s’habiller en quelques minutes et partir le plus vite possible. Elle emmena avec elle une barre de céréales, la faim pouvait lui être fatale. Ce n’était pas la première fois, elle savait quoi faire dans ces moments-là. Elle entendit des pas dans l’allée centrale ; ses camarades étaient déjà prêts. Elle courut les rejoindre sous l’œil mauvais de son supérieur : « Ceci n’est pas un exercice, un retard n’est pas tolérable . Chacun à son poste ! »
Salomé avait l’habitude. Ça faisait trois ans qu’elle était engagée dans l’armée française.
Mais aujourd’hui, c’était différent. Son unité était depuis trois mois en Centrafrique, aux frontières de son pays natal. C’était certainement la mission de sa vie. Aider des frères.
Après le départ d’Abel pour l’UPC, Salomé se souvint qu’elle ne savait plus quoi faire. En grandissant, elle avait compris beaucoup de choses, dont les enjeux de ce soulèvement. Elle avait compris sans qu’on le lui explique ce qui se passait dans ce pays où elle allait intervenir. Elle avait compris toutes les injustices, dues à de simples origines, à des coutumes archaïques et à tant de mensonges... Elle se sentait concernée et prête maintenant à faire quelque chose d’utile dans cette région du monde qu’elle avait quittée à la suite de ces troubles tragiques.
Elle se remémora les circonstances de son départ.
Un mois après le départ d’Abel et Mafé, Salomé n’avait toujours pas eu de nouvelles d’eux. Mais un matin , alors qu’elle partait à l’école, elle avait récupéré le courrier dans la boîte aux lettres, elle avait trouvé une lettre de l’UPC. Malheureusement, elle n’avait pas eu le temps de l’ouvrir, et elle était partie à l’école en courant, bouleversée.
Elle était allée trouver son professeur d’histoire et elle lui avait demandé ce que la réception d’une lettre de l’UPC signifiait. Il lui avait répondu que cela pouvait avoir deux significations : soit c’était une convocation pour partir à la guerre avec les résistants, soit une annonce de décès du proche parti combattre. Elle était restée tremblante jusqu’au soir où elle avait enfin pu ouvrir la lettre. Elle avait appris qu’Abel était parti pendant la nuit avec ses compagnons. Elle avait été atterrée pendant un instant, puis s’était dit que c’était mieux ainsi, pour lui et pour les autres. Elle savait que Mafé prendrait soin de lui.Ils étaient partis en s’unissant avec les manifestants des droits des Noirs, ils allaient poursuivre leur rêve fou à Paris, Londres, Madrid, Barcelone, Vienne. Ils allaient rejoindre d’autres militants à un congrès pour continuer le combat.
Cette cause était importante et si le sentiment d’abandon était d’abord plus fort, elle avait compris qu’il fallait combattre et que la cause de ses cousins était juste. Ils lui avaient dit :
« Chaque seconde, chaque mot me rappelle qu’ un jour mes parents, mes ancêtres étaient des esclaves, des Hommes privés de leur liberté, de leur droit d’être qui ils sont et non de suivre le rythme de ceux qui retiennent leur chaîne, c’est pour ça que nous voulons savoir, partir et nous battre pour la liberté », en arrachant le bracelet qu’on leur avait donné , pour prouver qu’ils n’appartenaient à personne.
L’engagement de son cousin lui avait montré la voie. Peu de temps après la réception de ce courrier, ses parent l’avaient envoyée faire des études en France.
Elle vérifia son équipement et rejoignit son poste.
1/ Chapitre 1
Salomé n’avait pas vu sa mère de la journée. A peine l’avait-elle entendue quitter la maison, le moteur de sa voiture vrombissant à l’aurore, les roues du véhicule crissant sur le gravier blanc de l’allée, avant de s’élancer à l’extérieur. Elle s’en allait tôt pour éviter les embouteillages, traverser la ville, passer à temps le pont qui la coupait en deux, être la première arrivée au dispensaire. En réalité, elle n’était jamais vraiment la première sur les lieux. Des malades se bousculaient déjà aux portes. Des femmes portant leurs enfants sur la hanche. Jeunes gens atteints de paludisme chronique. Des vieillards dont il faudrait retirer des vers de Cayor ou traiter les filaires. Une foule dont il faudrait se charger jusqu’à la tombée de la nuit. C’était lundi. La semaine serait longue et harassante.
Rentrée du collège où elle venait d’entrer en classe de sixième après avoir été brillamment reçue au concours national sans lequel la chose n’était pas envisageable, Salomé tournait en rond dans la maison. Le chauffeur était passé la prendre comme toujours, et l’avait ramenée sans faire de détour. Elle ne l’avait pas prié de s’arrêter pour acheter des soyas, ces brochettes de bœuf vendues aux abords des rues, dont la consommation lui était interdite. Elle ne lui avait pas non plus demandé d’attendre qu’elle s’offre un cône d’arachides grillées, dont un marchand faisait sauter les pelures en l’air avant de servir ses clients. En temps normal, Salomé ne reculait pas devant ces manquements aux lois parentales, dépensant allègrement son argent de poche, afin de se sentir appartenir au peuple de son pays. Vivre comme les autres. Etre un temps parmi eux, pas seulement à côté.
La chambre de sa cousine Sephora se trouvait à côté de la sienne. Elle eut envie d’y pénétrer pour l’attendre comme elle le faisait souvent, préparant une partie de Monopoly ou de Scrabble. Elles aimaient jouer avant de se consacrer à leurs devoirs. Sephora ne tarderait plus, à présent. La perspective de ces amusements ne suscita qu’une joie éphémère chez Salomé. Elle resta interdite devant la porte, se remémorant les paroles de sa mère. C’était de Sephora et de son frère Abel qu’elle parlait, lorsqu’elle avait dit : « Ce sont nos gens. » Hier, Abel était passé voir sa sœur. Il était aussi porteur d’un message envoyé par ses parents à ceux de Salomé. Le contenu de la missive était un mystère. Tout ce que Salomé savait, c’était que sa mère s’était emportée, qu’elle avait crié, que son mari lui avait demandé pourquoi parler sur ce ton à un enfant. C’était là qu’elle avait lancé : « Ce sont nos gens, je leur parle comme il me sied… »
Salomé tourna les talons, se dirigea vers sa chambre, se laissa choir sur son lit. La bonne avait pris soin de mettre en marche le climatiseur. Une fraîcheur apaisante enveloppait les lieux. Elle laissa errer son regard dans la pièce. Un revêtement rose couvrait les murs. Il y avait un bureau en acajou, des étagères supportant des livres et, sur la table de chevet, un ghetto blaster reçu à Noël. Une épaisse moquette tapissait le sol, si bien qu’elle n’entendait jamais le bruit de ses propres pas, quand elle se trouvait dans cette pièce. Face au lit, une porte donnait sur une salle de bain, avec un dressing mitoyen. C’était là que Sephora venait faire sa toilette. Sa chambre à elle ne disposait pas des mêmes commodités. Ses vêtements étaient rangés dans une malle, comme s’il lui fallait se tenir prête à s’en aller à tout moment.
La fillette se mit à songer, pour la première fois, à toutes les différences qu’elle n’avait jamais interrogées. Sephora vivait dans la même maison, mais fréquentait une école publique, dans un des quartiers populaires de la ville. Le chauffeur ne l’y conduisait pas. Elle prenait un taxi de ramassage [1] pour s’y rendre, rentrait quelquefois à pied pour économiser un peu d’argent. Le samedi, alors que Salomé faisait la grasse matinée, il n’était pas rare que sa mère envoie Sephora au marché ou ailleurs, faire quelque commission. Il n’y avait là rien qui ressemble à de la torture, Sephora n’était pas maltraitée. D’ailleurs, elle ne se plaignait de rien. Ses parents l’avaient confiée à ses oncle et tante, parce qu’ils pensaient qu’elle aurait, grâce à eux, de meilleures chances dans la vie.
Au fond d’elle Salomé entendait une petite voix lui dire qu’il y avait quelque chose. Ce n’était pas uniquement parce que Sephora n’était pas leur enfant, que ses parents ne s’adressaient jamais à elle en français, ne lui parlant que cette langue ancestrale qu’ils ne transmettaient pas à leur fille. Ce n’était pas pour cette seule raison que ses vêtements n’étaient jamais commandés à la Redoute, ni achetés dans les magasins hors de prix où se rendaient les expatriés européens pour maintenir leur style de vie. Et si elle ne s’autorisait à regarder un film sur le magnétoscope qu’à l’invitation de Salomé, ce n’était pas, là non plus, parce que cette maison n’était pas celle de ses géniteurs. C’était parce qu’elle appartenait à cette caste mystérieuse, celle des « nos gens ».
Le cœur de Salomé se glaça, lorsqu’elle entendit grincer le portail. Sephora rentrait. Elle l’entendit prendre gaiement congé d’une camarade de classe. Le gravier blanc de l’allée bruissa sous ses pieds comme tous les jours, et comme tous les jours, elle s’arrêta pour humer le parfum des fleurs du frangipanier planté dans la cour, face au manguier, à quelques pas d’un arbre du voyageur dont on prenait grand soin. Sephora avait l’âge d’être en troisième, mais elle n’était qu’en cinquième à cette année, ayant échoué à deux reprises au concours d’entrée en sixième. C’était après son second échec à l’examen national qu’elle était venue vivre avec eux. Salomé se souvenait du conseil de famille qui avait entériné la décision. Puisqu’on ne lui disait jamais rien ou pas grand-chose d’important, elle avait écouté aux portes. Ses parents l’ignoraient, mais elle comprenait parfaitement la langue secrète, la langue non transmise des ancêtres.
Bientôt, on frappa trois coups guillerets à la porte de sa chambre. Le sourire de Sephora illumina la pièce, et son accent d’enfant des quartiers envahit l’espace : « Tu es déjà là ! Je t’ai gardé. » Ces derniers mots signifiaient qu’elle avait pensé à sa cousine, et lui avait rapporté quelque friandise proscrite, afin de partager avec elle la saveur du pays réel. Salomé se redressa, incapable, toutefois, de lui rendre son sourire. Devant la mine étonnée de cette cousine dont elle n’était plus certaine de connaître le statut, elle dit simplement : « Il faut qu’on parle. »
2/ Chapitre 2
« Viens dans ma chambre ! C’est très important ! »
En arrivant devant la maison, une course prit place pour atteindre la chambre de Salomé. En passant devant l’immense porte vitrée à l’entrée de la demeure, un des serviteurs les interpella, mais elles ne l’entendirent pas et continuèrent leur chemin. Les couloirs étaient larges, et sur leurs murs, pendaient de nombreux portraits des ancêtres de Salomé. Même le tapis épais n’amortissait pas leurs pas. Elles se ruèrent dans la chambre de cette dernière et se jetèrent sur le lit.
Une fois dans la chambre, Sephora demanda intriguée,
– « Qu’est ce qui se passe ? »
– « Ce matin j’ai suivi mon père, car il avait l’air soucieux, et j’arrivai devant une case inconnue. Je vis une dame sortir de cette maison et embrasser mon père. Choquée, je me suis rapprochée pour voir qui c’était et j’ai reconnu ta mère ! » Surprise par cette nouvelle, Sephora resta figée de peur.
– « Mais j’ai pire ! Je les ai entendu dire quelque chose. »
Elle lui raconta ce qu’elle avait entendu. « Il faut qu’on leur dise ! Avant qu’il soit trop tard. Il faut qu’elles sachent qu’elles sont demi-sœurs ! », avait dit le père de Salomé. - « C’est vrai, tu as raison. », avait répondu la mère de Sephora. - « J’ai couru aussi vite que j’ai pu pour te raconter cette nouvelle. » Sephora ne répondait toujours pas.
Les murs, d’un beige pâle, étaient ornés de divers masques ethniques ramenés par son père de ses nombreux voyages. Près de son double lit, des étagères recouvertes de centaines de livres de tout genre : des recueils sur les cultures des différentes tribus africaines, des romans historiques, policiers ou encore de science-fiction prouvaient que Salomé était une jeune fille pleine de ressources. Au dessus de son lit pendait une large moustiquaire, légèrement agitée par le souffle du ventilateur.
Sephora ne bougeait point, ses pensées l’envahissaient. Sa journée avait été déjà assez extraordinaire : elle était passée par le marché rempli des bonnes odeurs de soya grillé. Elle adorait cette période de la matinée, pleine de vivacité et de joie. Elle avait couru à travers les maisons branlantes du ghetto pour arriver à la plage. Elle était vide à cette heure et Sephora avait vu les manguiers se balancer au vent. Après une marche rapide à côté des gratte-ciel, elle était arrivée à sa vieille école en pierres moussues. Quand elle était arrivée dans la salle de classe, les élèves étaient encore debout devant leur bureau de bois, comme d’habitude. A la fin des cours, elle avait été surprise de trouver son frère, Abel, qui l’attendait. Une fois sa surprise passée, elle lui avait demandé ce qu’il faisait là. Elle raconta alors à Salomé ce qu’il lui avait dit : « Pendant que Abel était à l’internat, il enchaînait des manifestations avec un parti communiste avec le but de rendre le Cameroun indépendant. Il a décidé de partir de l’internat pour nous en parler mais il a d’autres projets. »
« Quels projets ?, répondit Salomé.
– Il veut partir en Chine car c’est un pays communiste qui soutient l’Indépendance du Cameroun.
– Partons nous aussi !
– Partir en Chine ? On est encore jeunes.
– On n’a rien à perdre. Ma mère est très égocentrique, elle profite ainsi des domestiques. Il n’y aura jamais de vraie relation mère-fille entre nous si cela ne cesse pas. Notre père nous a trompées ; et en plus on a Abel avec nous ; il nous protégera.
Sephora réfléchit, et discuta de ce projet avec Salomé. Ces deux nouvelles les bouleversaient car elles se sentaient trahies, élevées dans le mensonge ; ainsi elles décidèrent d’organiser leur départ avec Abel.
Une certaine tristesse s’installa dans les yeux de Salomé à l’idée de tout abandonner. Elle se changea pour dîner puis redescendit. Alors qu’ils mangeaient, Salomé engagea la conversation avec son père. Sa mère, les lèvres pincées, les regardait d’un air hautain. Elle appela un domestique d’un claquement de doigts. Un des serviteurs apparut, vêtu d’un habit trop petit pour lui et inconfortable. « Du vin ». Elle ordonna sèchement sans croiser son regard. L’homme se tourna vers Salomé et son père qui, honteux, s’excusèrent du regard. La mère de Salomé retourna à la précédente conversation sans même esquisser une pensée en direction du domestique qui quitta la salle à manger sans demander son reste. Salomé lança un regard discret pour faire comprendre qu’elle s’excusait pour le comportement de sa mère. Salomé la trouvait arrogante et agaçante et craignait que son départ rende encore plus difficile la vie des domestiques.
3/ Chapitre 3
Au lieu de préparer leur sac pour l’école, les deux filles le préparèrent pour quitter la maison. Elles avaient décidé de partir pour chercher Abel. Sephora avait contacté quelques jours auparavant un ami proche de son frère qui lui avait approximativement indiqué sur une carte où se trouvait son camp. Elles avaient convenu la veille avec Mafé, le chauffeur, qu’il les conduise hors de la ville afin qu’elles puissent commencer leurs recherches. Mafé connaissait très bien Abel, c’était un de ses amis. Il ne l’avait pas vu depuis très longtemps. Après ce qu’elle appelait la « trahison » d’Abel, la mère de Salomé lui avait interdit de garder le contact. Mafé avait accepté d’aider les filles, mais en les prévenant que c’était extrêmement dangereux de s’aventurer dans une zone pareille : elles pouvaient être très grièvement blessées, voire mourir.
Ils partirent donc tous les trois. Après avoir roulé un long moment, le chauffeur coupa le moteur de la voiture. Salomé et Sephora regardèrent pas la vitre, elles étaient dans une zone désertique sans aucun signe de vie autour. Il n’y avait pas âme qui vive. Le chauffeur invita les filles à descendre et à prendre leurs affaires :
« Prenez bien soin de vous et ne faites rien que vous pourriez regretter !
– Ne vous inquiétez pas et surtout ne dites rien à ma mère, répondit Salomé.
– Au revoir et à bientôt j’espère, ajouta le chauffeur un peu inquiet.
– Au revoir et merci pour tout Mafé ! » dirent les deux filles en claquant la portière.
Et elles commencèrent à marcher toutes seules pour retrouver Abel. Elles n’avaient pas parcouru plus d’un kilomètre dans la direction qu’elles supposaient être celle du camp quand elles furent interceptées par trois hommes armés qui fouillèrent leurs sacs avant de leur demander ce qu’elles faisaient là. Terrorisées, les filles commencèrent à regretter de ne pas avoir écouté les mises en garde de Mafé. Sephora bafouilla qu’elle cherchait son frère, mais comme elle ignorait si ces hommes étaient du même bord que lui, elle ne donna pas son nom. Celui qui semblait être le chef leur ordonna d’avancer devant lui. Il les pressait sans arrêt. Salomé qui n’avait pas l’habitude de marcher s’essoufflait et suait à grosses gouttes. C’est avec soulagement qu’elles virent apparaître devant elles une petite bâtisse délabrée où on les enferma.
Abel entra dans la pièce où deux filles étaient retenues depuis quelques heures par ses compagnons. Il était chargé de leur donner à manger. Il reconnut avec stupeur sa sœur Sephora puis, tapie dans l’ombre, sa cousine Salomé. Il les attrapa par l’avant-bras et les tira hors de la pièce. Il ne voulait pas que sa famille se rappelle de lui comme étant un homme malhonnête, mais plutôt comme quelqu’un de bienveillant et décida de les libérer discrètement même s’il en connaissait les conséquences. Elles étaient heureuses de le retrouver, mais elles ne pouvaient pas s’attarder et devaient rapidement se cacher.
Lorsqu’elles sortirent avec Abel, celui-ci reçut une balle dans l’abdomen. Il poussa un cri de douleur mêlé à ceux de Salomé et de Sephora, ce qui attira l’attention de deux gardes qui rentrèrent Abel blessé et les deux filles à l’intérieur du bâtiment. La gravité de la blessure était si évidente que nul ne s’interrogea sur les raisons de la présence des deux filles à l’extérieur avec Abel. Salomé proposa alors l’aide de sa mère, médecin renommé. Abel accepta et donna l’ordre à ses frères d’armes d’aller la chercher. Un commando composé de cinq personnes partit sur le champ. Après une attente interminable, elle arriva les yeux bandés. On lui enleva le tissu qui lui masquait la vue et elle resta sans voix en découvrant sa fille en ce lieu et avec de telles personnes. On lui annonça la blessure d’Abel. Salomé lui dit :
« Si tu veux que nous rentrions à la maison, tu dois soigner Abel. »
Elle réfléchit un instant puis refusa. Mais sous le regard insistant de sa nièce et sa fille, elle finit par accepter et commença à le soigner.
4/ Chapitre 4
La mère de Salomé appela Mafé et lui dit d’aller chercher sa trousse de premiers secours. Elle se désinfecta longuement les mains, et, avec la morphine que Mafé avait apportée, elle piqua Abel au creux du coude.
« Il faut attendre que la morphine fasse effet, expliqua-t-elle.
– Mais il perd son sang ! Il faut agir ! Maintenant ! » s’alarma Sephora.
Après quelques secondes de réflexion, la mère de Salomé prit une petite pince dans la trousse, elle désinfecta la plaie, puis, inséra une pince dans la blessure. Salomé vit le léger tremblement de ses mains. Abel gémit puis, grâce à la morphine qui avait commencé à agir, perdit conscience.
Enfin, la balle fut délogée et tomba à terre avec un bruit mat. La mère de Salomé déposa ensuite un onguent sur la plaie et fit un bandage. « Heureusement, la balle n’a pas perforé le pancréas, il vivra, cracha-t-elle. Il faut maintenant le laisser se reposer. »
Elle quitta la chambre sans un regard pour Salomé et Sephora qui l’avaient contrainte à prendre part à un combat qui n’était pas le sien.
Souhaitant accompagner Abel dans sa nuit de douleurs, Salomé se cala sur le fauteuil à côté de Mafé et Sephora s’installa sur une chaise, à gauche du lit sur lequel Abel luttait. Elle lui prit la main. Celle-ci était brûlante, le combat pour la survie se poursuivait.
Petit à petit, Salomé, épuisée par l’angoisse, s’enfonça dans un sommeil comateux et sans rêves.
Les jours passaient et chacun d’eux ressemblait au précédent. Tous destinés à soigner Abel et à aller chercher discrètement des médicaments à l’hôpital, auprès d’un médecin membre de l’UPC.
L’état d’Abel avait commencé à s’améliorer depuis quelques jours. Salomé et Sephora se relayaient pourtant toujours à son chevet et la mère de Salomé, ayant renoncé à exercer une quelconque autorité sous son toit, venait rapidement l’examiner le matin avant de partir travailler et le soir tard, à son retour.
Enfin, un matin, la mère de Salomé annonça qu’Abel était définitivement tiré d’affaire. Le corps d’Abel était guéri. La fièvre de la longue humiliation de son peuple face à la tutelle française, elle, brûlait encore.
Les nuits passaient, certaines remplies d’angoisse et d’obscurité sous la lune d’ivoire, devenues terrifiantes, en ces temps d’instabilité où un peuple luttait pour sa liberté et où le souffle nocturne d’Abel ramenait aux risques que présentait cette lutte.
Abel était à genoux dans une pièce insalubre, un pistolet sur la tempe. La main qui le tenait, appuya sur la détente. Le corps d’Abel s’effondra sur le sol. Salomé se réveilla en sursaut, des gouttelettes de sueur froides coulaient sur son front. Depuis qu’Abel était revenu de son échauffourée avec les forces colonialistes, elle faisait sans cesse des cauchemars. Angoissée, elle se leva et alla vérifier que tout allait bien.
Elle se dirigea vers la chambre d’Abel. Elle passa la tête dans l’encadrement de la porte. Son cœur s’arrêta, elle poussa un cri d’effroi. Le lit vide, la fenêtre ouverte. Les tiroirs de la commode étaient par terre, tombés dans la précipitation, et de nombreux vêtements manquaient ainsi qu’un grand sac. Il était parti ! Abel était parti ! Sans rien leur dire ! Sans les prévenir ! Une lettre était posée sur son lit, dessus, quelques mots : « On part, c’est mieux pour vous… »
Les jambes de Salomé se dérobèrent sous le poids de cette phrase. Elle tomba à genoux et un sanglot secoua sa poitrine mais les larmes ne voulaient pas couler.
5/ Chapitre 5
Dix ans plus tard.
Dès que l’alarme retentit, Salomé se réveilla en sursaut. Elle devait être rapide, s’habiller en quelques minutes et partir le plus vite possible. Elle emmena avec elle une barre de céréales, la faim pouvait lui être fatale. Ce n’était pas la première fois, elle savait quoi faire dans ces moments-là. Elle entendit des pas dans l’allée centrale ; ses camarades étaient déjà prêts. Elle courut les rejoindre sous l’œil mauvais de son supérieur : « Ceci n’est pas un exercice, un retard n’est pas tolérable . Chacun à son poste ! »
Salomé avait l’habitude. Ça faisait trois ans qu’elle était engagée dans l’armée française.
Mais aujourd’hui, c’était différent. Son unité était depuis trois mois en Centrafrique, aux frontières de son pays natal. C’était certainement la mission de sa vie. Aider des frères.
Après le départ d’Abel pour l’UPC, Salomé se souvint qu’elle ne savait plus quoi faire. En grandissant, elle avait compris beaucoup de choses, dont les enjeux de ce soulèvement. Elle avait compris sans qu’on le lui explique ce qui se passait dans ce pays où elle allait intervenir. Elle avait compris toutes les injustices, dues à de simples origines, à des coutumes archaïques et à tant de mensonges... Elle se sentait concernée et prête maintenant à faire quelque chose d’utile dans cette région du monde qu’elle avait quittée à la suite de ces troubles tragiques.
Elle se remémora les circonstances de son départ.
Un mois après le départ d’Abel et Mafé, Salomé n’avait toujours pas eu de nouvelles d’eux. Mais un matin , alors qu’elle partait à l’école, elle avait récupéré le courrier dans la boîte aux lettres, elle avait trouvé une lettre de l’UPC. Malheureusement, elle n’avait pas eu le temps de l’ouvrir, et elle était partie à l’école en courant, bouleversée.
Elle était allée trouver son professeur d’histoire et elle lui avait demandé ce que la réception d’une lettre de l’UPC signifiait. Il lui avait répondu que cela pouvait avoir deux significations : soit c’était une convocation pour partir à la guerre avec les résistants, soit une annonce de décès du proche parti combattre. Elle était restée tremblante jusqu’au soir où elle avait enfin pu ouvrir la lettre. Elle avait appris qu’Abel était parti pendant la nuit avec ses compagnons. Elle avait été atterrée pendant un instant, puis s’était dit que c’était mieux ainsi, pour lui et pour les autres. Elle savait que Mafé prendrait soin de lui.Ils étaient partis en s’unissant avec les manifestants des droits des Noirs, ils allaient poursuivre leur rêve fou à Paris, Londres, Madrid, Barcelone, Vienne. Ils allaient rejoindre d’autres militants à un congrès pour continuer le combat.
Cette cause était importante et si le sentiment d’abandon était d’abord plus fort, elle avait compris qu’il fallait combattre et que la cause de ses cousins était juste. Ils lui avaient dit :
« Chaque seconde, chaque mot me rappelle qu’ un jour mes parents, mes ancêtres étaient des esclaves, des Hommes privés de leur liberté, de leur droit d’être qui ils sont et non de suivre le rythme de ceux qui retiennent leur chaîne, c’est pour ça que nous voulons savoir, partir et nous battre pour la liberté », en arrachant le bracelet qu’on leur avait donné , pour prouver qu’ils n’appartenaient à personne.
L’engagement de son cousin lui avait montré la voie. Peu de temps après la réception de ce courrier, ses parent l’avaient envoyée faire des études en France.
Elle vérifia son équipement et rejoignit son poste.