Prologue
La décision de quitter la ville pour s’installer à la campagne murissait depuis plusieurs années dans l’esprit de Monsieur et Madame Morin-Diallo. Les problèmes d’asthme de Sarah, la petite dernière, et les plaintes incessantes des voisins lorsque les jumeaux Lucas et Salomon jouaient dans la cour de leur résidence du centre-ville de Lyon avaient fini par les convaincre de faire le grand saut. Alors, un matin d’août, les cinq Lyonnais accompagnés de leur chien et de leur chat s’étaient installés dans un coin reculé d’Ardèche au bord de la rivière la Bourges, dans une jolie maison de pierre abandonnée depuis seulement six mois. La santé déclinante du couple de retraités qui y avait vécu les avait poussés à rejoindre la vallée non loin d’un centre hospitalier et des services qu’il proposait aux personnes âgées. Les parents Morin-Diallo, Laurence et Driss, tout sourires, se réjouissaient. Enfin ils réalisaient leur rêve, offraient à leurs enfants de sept et douze ans un cadre de vie proche de la vie sauvage, où l’air était peu pollué et qui permettrait à leur progéniture d’évoluer au grand air, dans un milieu sain au plus près de la nature. Dès les premiers jours, la respiration de Sarah se fit plus fluide, aucun accès de toux à déplorer, son teint s’était éclairci, elle était radieuse, son père et sa mère s’en félicitait. Quant aux garçons, ils n’en revenaient pas de disposer d’un terrain de jeu qui leur semblait illimité. Ils couraient dans les bois, dévalaient les pentes à s’en couper le souffle, sautaient dans les cascades, s’aspergeaient d’eau dans la rivière, hurlant et riant sans déranger personne, un vrai bonheur.
Or, ce dont aucun d’entre eux ne se doutait, c’était que le vide de la maison qu’ils venaient d’investir n’était qu’apparent. En effet, cachés dans les nombreux recoins des deux étages que les Morin-Diallo occupaient, ainsi que dans le grenier, dans la cave, au beau milieu de ce qui avait été un potager, sur la rivière et partout sur ses rives, fourmillait un grand nombre d’espèces de la faune et de la flore locale. Des bactéries invisibles à l’œil nu, des insectes plus ou moins faciles à vivre, des reptiles surtout de petites tailles, des mammifères petits et grands, jusqu’aux oiseaux qui volaient librement au-dessus de la nouvelle demeure de Laurence et de Driss. Sans le savoir, les cinq bipèdes citadins et leurs deux animaux de compagnie bouleversaient tout un écosystème qui avait appris à exister sans devoir composer avec des humains.
Laurence entreprit d’abord de s’occuper du jardin qu’elle voulait rendre joli. Elle s’arma d’une énorme paire de ciseaux en métal et d’autres ustensiles et commença par se charger des mauvaises herbes : elle défrichait, éliminait toutes les plantes qui lui semblaient laides ou inutiles, une hécatombe. Dans la remise, Driss fut ravi de trouver une tondeuse à gazon dont le réservoir contenait encore suffisamment de carburant. Afin de rendre les alentours de leur propriété plus ordonnée, il sortit l’engin, et l’alluma. Un bruit de moteur vint perturber le calme à une centaine de mètres à la ronde, semant l’effroi dans la nature, d’autant que la fumée noire qui s’en échappait était irrespirable. Alors qu’ils jouaient dans le lit de la rivière, les deux garçons n’hésitaient pas à s’emparer de cailloux qu’ils jetaient à la surface pour s’éclabousser, sans se rendre compte qu’ils retiraient leurs abris à des crustacés livrés subitement sans secours aux attaques de leurs prédateurs. Leur chien, encore jeune et turbulent, ne sachant plus où donner du museau, pourchassait les papillons affolés, creusait la terre en arrachant les racines nécessaires à la survie des plantes, ses jeux détruisaient aussi l’habitat d’insectes incapables de vivre au grand jour. Le chat aussi jubilait, il avait à sa disposition un vaste terrain de chasse où les rongeurs dont il raffolait, découvraient bien trop tard son habileté et sa redoutable efficacité. Le petit félin ne mit pas vingt-quatre heures à s’adapter à son nouvel environnement, il en devint le principal prédateur.
En se rencontrant, deux univers qui n’aspiraient pourtant qu’à vivre en paix entraient en collision. Mais, ignorés par les humains, c’était au monde des plantes et des animaux de réagir, d’observer attentivement le comportement des nouveaux venus afin de s’y adapter, puis de trouver rapidement les moyens de cohabiter avec ceux qu’ils considéraient comme des intrus qui leur compliquaient l’existence.
1/ Chapitre 1
Salomé n’avait pas vu sa mère de la journée. A peine l’avait-elle entendue quitter la maison, le moteur de sa voiture vrombissant à l’aurore, les roues du véhicule crissant sur le gravier blanc de l’allée, avant de s’élancer à l’extérieur. Elle s’en allait tôt pour éviter les embouteillages, traverser la ville, passer à temps le pont qui la coupait en deux, être la première arrivée au dispensaire. En réalité, elle n’était jamais vraiment la première sur les lieux. Des malades se bousculaient déjà aux portes. Des femmes portant leurs enfants sur la hanche. Jeunes gens atteints de paludisme chronique. Des vieillards dont il faudrait retirer des vers de Cayor ou traiter les filaires. Une foule dont il faudrait se charger jusqu’à la tombée de la nuit. C’était lundi. La semaine serait longue et harassante.
Rentrée du collège où elle venait d’entrer en classe de sixième après avoir été brillamment reçue au concours national sans lequel la chose n’était pas envisageable, Salomé tournait en rond dans la maison. Le chauffeur était passé la prendre comme toujours, et l’avait ramenée sans faire de détour. Elle ne l’avait pas prié de s’arrêter pour acheter des soyas, ces brochettes de bœuf vendues aux abords des rues, dont la consommation lui était interdite. Elle ne lui avait pas non plus demandé d’attendre qu’elle s’offre un cône d’arachides grillées, dont un marchand faisait sauter les pelures en l’air avant de servir ses clients. En temps normal, Salomé ne reculait pas devant ces manquements aux lois parentales, dépensant allègrement son argent de poche, afin de se sentir appartenir au peuple de son pays. Vivre comme les autres. Etre un temps parmi eux, pas seulement à côté.
La chambre de sa cousine Sephora se trouvait à côté de la sienne. Elle eut envie d’y pénétrer pour l’attendre comme elle le faisait souvent, préparant une partie de Monopoly ou de Scrabble. Elles aimaient jouer avant de se consacrer à leurs devoirs. Sephora ne tarderait plus, à présent. La perspective de ces amusements ne suscita qu’une joie éphémère chez Salomé. Elle resta interdite devant la porte, se remémorant les paroles de sa mère. C’était de Sephora et de son frère Abel qu’elle parlait, lorsqu’elle avait dit : « Ce sont nos gens. » Hier, Abel était passé voir sa sœur. Il était aussi porteur d’un message envoyé par ses parents à ceux de Salomé. Le contenu de la missive était un mystère. Tout ce que Salomé savait, c’était que sa mère s’était emportée, qu’elle avait crié, que son mari lui avait demandé pourquoi parler sur ce ton à un enfant. C’était là qu’elle avait lancé : « Ce sont nos gens, je leur parle comme il me sied… »
Salomé tourna les talons, se dirigea vers sa chambre, se laissa choir sur son lit. La bonne avait pris soin de mettre en marche le climatiseur. Une fraîcheur apaisante enveloppait les lieux. Elle laissa errer son regard dans la pièce. Un revêtement rose couvrait les murs. Il y avait un bureau en acajou, des étagères supportant des livres et, sur la table de chevet, un ghetto blaster reçu à Noël. Une épaisse moquette tapissait le sol, si bien qu’elle n’entendait jamais le bruit de ses propres pas, quand elle se trouvait dans cette pièce. Face au lit, une porte donnait sur une salle de bain, avec un dressing mitoyen. C’était là que Sephora venait faire sa toilette. Sa chambre à elle ne disposait pas des mêmes commodités. Ses vêtements étaient rangés dans une malle, comme s’il lui fallait se tenir prête à s’en aller à tout moment.
La fillette se mit à songer, pour la première fois, à toutes les différences qu’elle n’avait jamais interrogées. Sephora vivait dans la même maison, mais fréquentait une école publique, dans un des quartiers populaires de la ville. Le chauffeur ne l’y conduisait pas. Elle prenait un taxi de ramassage [1] pour s’y rendre, rentrait quelquefois à pied pour économiser un peu d’argent. Le samedi, alors que Salomé faisait la grasse matinée, il n’était pas rare que sa mère envoie Sephora au marché ou ailleurs, faire quelque commission. Il n’y avait là rien qui ressemble à de la torture, Sephora n’était pas maltraitée. D’ailleurs, elle ne se plaignait de rien. Ses parents l’avaient confiée à ses oncle et tante, parce qu’ils pensaient qu’elle aurait, grâce à eux, de meilleures chances dans la vie.
Au fond d’elle Salomé entendait une petite voix lui dire qu’il y avait quelque chose. Ce n’était pas uniquement parce que Sephora n’était pas leur enfant, que ses parents ne s’adressaient jamais à elle en français, ne lui parlant que cette langue ancestrale qu’ils ne transmettaient pas à leur fille. Ce n’était pas pour cette seule raison que ses vêtements n’étaient jamais commandés à la Redoute, ni achetés dans les magasins hors de prix où se rendaient les expatriés européens pour maintenir leur style de vie. Et si elle ne s’autorisait à regarder un film sur le magnétoscope qu’à l’invitation de Salomé, ce n’était pas, là non plus, parce que cette maison n’était pas celle de ses géniteurs. C’était parce qu’elle appartenait à cette caste mystérieuse, celle des « nos gens ».
Le cœur de Salomé se glaça, lorsqu’elle entendit grincer le portail. Sephora rentrait. Elle l’entendit prendre gaiement congé d’une camarade de classe. Le gravier blanc de l’allée bruissa sous ses pieds comme tous les jours, et comme tous les jours, elle s’arrêta pour humer le parfum des fleurs du frangipanier planté dans la cour, face au manguier, à quelques pas d’un arbre du voyageur dont on prenait grand soin. Sephora avait l’âge d’être en troisième, mais elle n’était qu’en cinquième à cette année, ayant échoué à deux reprises au concours d’entrée en sixième. C’était après son second échec à l’examen national qu’elle était venue vivre avec eux. Salomé se souvenait du conseil de famille qui avait entériné la décision. Puisqu’on ne lui disait jamais rien ou pas grand-chose d’important, elle avait écouté aux portes. Ses parents l’ignoraient, mais elle comprenait parfaitement la langue secrète, la langue non transmise des ancêtres.
Bientôt, on frappa trois coups guillerets à la porte de sa chambre. Le sourire de Sephora illumina la pièce, et son accent d’enfant des quartiers envahit l’espace : « Tu es déjà là ! Je t’ai gardé. » Ces derniers mots signifiaient qu’elle avait pensé à sa cousine, et lui avait rapporté quelque friandise proscrite, afin de partager avec elle la saveur du pays réel. Salomé se redressa, incapable, toutefois, de lui rendre son sourire. Devant la mine étonnée de cette cousine dont elle n’était plus certaine de connaître le statut, elle dit simplement : « Il faut qu’on parle. »
2/ Chapitre 2
Texte à compléter
Salomé regarda sa cousine et la voix remplie d’appréhension continua la conversation :
« Séphora, j’ai plein d’interrogations qui se bousculent dans ma tête. Hier, j’ai surpris une conversation entre mes parents. Ma mère répétait de sa voix sèche que tu connais lorsqu’elle est en colère « ce sont nos gens ». Elle évoquait aussi ton frère et les mots qui revenaient souvent étaient « danger, mauvaise influence, trahison. » Je t’avoue que je n’ai pas du tout compris et…
– Je me doutais qu’ils l’avaient lue !
– De quoi parles-tu ?
– Salomé, j’ai reçu une lettre d’Abel il y a quelques jours. Il veut que je le rejoigne ; j’ai compris qu’il devait me parler de nous, de notre famille…
Salomé très intriguée par ces aveux l’interrompit à son tour :
– Je n’y comprends rien ! Quelles informations a-t-il ?
– Je ne sais pas exactement mais je commence à entrevoir certaines choses : ça ne t’a pas paru toujours étrange que nous n’allions pas à la même école, que l’on t’y emmène en voiture avec un chauffeur alors que moi je dois y aller à pied ? Tu ne t’es jamais demandé pourquoi tu n’avais pas le droit de sortir jouer dehors avec d’autres enfants alors que moi je peux sortir et fréquenter tous les enfants du quartier. »
Salomé paraissait perplexe mais elle releva soudain la tête.
« Je pars avec toi retrouver Abel » s’exclama-t-elle, avide de vivre une épopée comme les héroïnes des récits d’aventures qu’elle affectionnait tant. Je ne supporte plus de rester cloitrée ici à observer le monde. Je veux sortir, découvrir le reste de cette ville, être libre. »
Les deux cousines convinrent d’un départ le lendemain au petit matin. La nuit fut brève et agitée. Salomé se demandait comment ses parents réagiraient en ne la trouvant pas dans son lit. Mais qu’importe, il fallait à tout prix rejoindre Abel pour avoir ses explications.
Le jour commençait à se lever. Les deux cousines sortirent de la maison et passèrent le portail de la propriété. Elles étaient libres ! Salomé toute excitée et émerveillée traînait derrière sa cousine. Séphora l’exhorta à hâter le pas. Les deux jeunes filles devaient traverser toute la ville ; Abel habitait à l’autre bout de Yaoundé. La traversée de la ville serait longue. Elles atteignirent le marché principal de la ville. Salomé était subjuguée par le spectacle offert à ses yeux. Elle se laissait porter par la foule, se noyant parmi les hommes et les femmes et le tintamarre ambiant. Des femmes vêtues de boubous multicolores haranguaient la foule de leur voix perçante, vantant les vertus de leurs corossols à la chair pulpeuse. D’autres étals aux effluves enivrants proposaient de la viande boucanée, du poisson grillé ou des épices où dominait la couleur ocre. Séphora se faufila dans une ruelle entraînant sa cousine dans son sillage. Il y faisait plus frais et le bruit y était comme assourdi ; c’était vraisemblablement le quartier réservé aux vendeurs de tissus car devant chaque échoppe pendaient des étoffes aux couleurs vives et éclatantes. Salomé en fut émerveillée. Mais sa cousine l’entraîna de nouveau dans une ruelle où des vendeurs proposaient de la volaille dans un bruit assourdissant de caquètements incessants. Elles aperçurent dans des cages des coqs magnifiques, peut-être destinés à des combats clandestins songea Salomé. Elles croisèrent aussi un musicien solitaire au coin d’une échoppe qui jouait du balafon. Quelques passants l’écoutaient.
En se faufilant à travers les rues, les deux jeunes filles aperçurent des policiers. Persuadées que c’étaient elles qu’ils recherchaient, elles commencèrent à paniquer. Les policiers en short munis de bâtons arrêtaient les passants. Elles finirent par comprendre qu’ils poursuivaient des jeunes révolutionnaires qui menaient alors de nombreuses actions dans tout le pays.
Après une longue marche, les grandes maisons blanches avaient laissé place à des maisons délabrées et des baraquements sur le point de s’écrouler. Les rues aussi avaient changé. C’était devenu des chemins poussiéreux. Malgré ce décor peu rassurant pour les deux adolescentes seules et en fuite, les deux jeunes filles se dirigèrent vers une maison à deux étages, la seule de la rue. Séphora frappa trois fois à la porte.
« Le mot de passe souffla une voix rude. »
Séphora, inquiète, regarda Salomé. Elle réfléchit quelques instants puis se souvint d’une phrase de la lettre : « la révolution est la clé. Elle nous guidera vers un monde meilleur. »
3/ Chapitre 3
La fuite
Dans la lettre qu’Abel leur avait envoyée, elles comprenaient qu’une Révolution allait éclater au Cameroun. Il expliquait qu’il fallait qu’elles le rejoignent pour être en sécurité avec lui.
Comme elles n’avaient pas d’argent, elles ont décidé de monter dans un bateau de marchandises, clandestinement, en partance pour la Chine. Elles se sont glissées discrètement dans la cale de l’un d’eux, pendant l’approvisionnement en gazoil. Elles cherchaient un endroit le plus sec possible pour ne pas avoir froid. Elles se sont retrouvées entourées de containers.
La sirène annonça le départ du bateau. Personne ne les avait découvertes. Elles étaient bien installées mais la faim les tenaillait.
Un jour elles ont entendu à nouveau la sirène, puis des pas venir dans leur direction. Elles ont pris peur et, en faisant le moins de bruit possible se sont déplacées à l’autre bout de la cale.
Soudain Salomé sentit Séphora tressaillir : un homme d’une vingtaine d’années se tenait devant elles et les menaçait avec un couteau. Il baissa son arme voyant qu’elles n’étaient que des jeunes filles. Elles partagèrent leur histoire avec lui. Puis il leur raconta la sienne.
Il s’appelait Dominique, était camerounais et partait en Chine aussi pour rejoindre sa famille qui avait fui le pays quelques mois auparavant. Elles se sentaient protégées par sa présence.
Finalement, les moteurs du bateau s’arrêtèrent brutalement.
Dominique leur confirma qu’ils étaient arrivés à destination. Elles le suivirent en espérant sortir saines et sauves. Elles traversèrent d’interminables couloirs et montèrent de nombreux escaliers métalliques. La lumière les aveugla soudainement ; ils étaient arrivés sur le pont du cargo.
Derrière eux une voix hurla : « Que faites-vous ici ? »
Ils avaient été repérés par le capitaine du cargo...
4/ Chapitre 4
Au terme d’une éprouvante course poursuite, tous trois furent rattrapés par l’équipage et enfermés dans un conteneur.
Après des mois de navigation, ponctués par l’ouverture de la lourde porte en fer de la boite métallique, lorsqu’on leur apportait de quoi se nourrir, ils furent remis aux autorités chinoises.
Salomé, Séphora et leur compagnon de voyage furent séparés pour être conduits selon leur sexe, à d’immenses sanitaires avant de pouvoir enfin s’allonger sur un matelas de fortune et dormir d’un sommeil profond pendant plusieurs heures.
Aux premières lueurs du jour, une femme vint les réveiller et les conduisit dans une salle d’attente bondée depuis laquelle elles furent convoquées l’une après l’autre afin de justifier leur identité.
Séphora et Salomé, intriguées et terrifiées à la fois de ce qui les attendait et de ce qu’elles deviendraient, blanchirent à l’idée d’être séparées. Elles se réconfortèrent une dernière fois.
Séphora fut la première à entrer dans le bureau où un homme l’attendait d’un air sévère, il prit la parole : « Nom, date et lieu de naissance, adresse, dit-il sèchement avec un accent chinois très prononcé.
– Je...je m’appelle Séphora et...je suis née le onze avril deux-mille au Cameroun, répondit-elle timidement. »
Salomé s’était laissée choir du tabouret inconfortable sur lequel elle était restée assise de trop longues heures et s’était blottie loin du tumulte de la foule bigarrée. La tête contre le mur, elle crut reconnaître une voix familière, qu’elle identifia rapidement comme étant celle du jeune homme récemment rencontré sur le cargo. Du côté des garçons, il faisait face aux mêmes questions.
Au terme d’une journée ponctuée d’interrogatoires, les cousines furent confiées à une famille d’accueil parlant le français. Leur lien de parenté les avaient préservées de la séparation, leur compagnon de voyage n’eut pas cette chance et le groupe fut dissolu.
L’intégration dans la famille d’accueil dura quelques semaines. Elles habitaient chez un couple sans enfant et plutôt aisé financièrement. Dans les premières semaines, on ne leur laissa que peu de liberté afin d’éviter qu’elles ne fuguent. Peu à peu, elles découvrirent leur environnement et la culture locale qui les entourait et à laquelle elles s’accoutumèrent avec beaucoup de plaisir. Elles finirent par apprécier les nouilles, les pattes de poule et le traditionnel nid d’hirondelles. Ching et Liang, leurs « nouveaux parents » avaient insisté sur le fait que les filles avaient l’interdiction formelle de sortir seules, en particulier le soir. On leur avait demandé de ne pas rentrer après 17 heures et de rester toujours en compagnie de Scheng, le chauffeur de la maison.
Un soir, alors que Salomé et Séphora, assises dans leur chambre, se remémoraient les moments passés sous l’arbre à palabres, les odeurs alléchantes du poisson grillé au feu des brûlots, le bruit des enfants chahutant tard dans la nuit, elles entendirent le tintement d’un caillou sur la vitre. Elles l’ignorèrent tout d’abord. Mais dans le silence épais de cette nuit asiatique, un second caillou les sortit de leur rêverie. Séphora, plus intrépide approcha de la fenêtre et distingua, dans l’ombre des rhododendrons, la silhouette familière de Marcelin, leur compagnon de voyage.
Un instant perplexes, elles ne tardèrent pas à enjamber la fenêtre pour rejoindre le jeune garçon.
« Suivez-moi, je dois vous montrer quelque chose ! mais avant, enfilez un sweat à capuche et faites disparaître vos cheveux : il ne fait pas bon être fille par ici . »
5/ Chapitre 5
La nuit était tombée mais la ville bruissait encore, dans la tiède rumeur du soir. Les nuits en Chine étaient agitées. Les enseignes des magasins étaient éclairées, les rues pleines de voitures, le bruit omniprésent.
« Comment allons-nous nous y prendre pour retrouver mon frère ? questionna Salomé.
– Il faut que l’on sorte de la ville. On doit aller à la campagne. Vers le sud du pays, répondit Marcellin. Cela va être compliqué car trois jeunes qui se baladent seuls dans les rues ne passent pas inaperçus, mais dès que nous serons sortis de la ville, tout sera beaucoup plus simple.
– Oui, mais comment allons-nous faire ? Nous n’avons pas de voiture ni même de vélo, ce sera fatigant de marcher pendant tout ce temps ! s’inquiéta Séphora
– Et puis, comment allons-nous manger ? C’est quand même très dangereux, renchérit Salomé.
– Faites-moi confiance ».
Les fillettes l’écoutèrent. C’était tout de même bizarre : elles ne le connaissaient que depuis quelques jours, mais elles lui faisaient confiance pour se lancer dans ce périple.
Les trois jeunes se faufilèrent entre les ruelles sombres et les grandes avenues très fréquentées. À leur passage, les badaud se retournaient. La ville semblait infinie tant le paysage se répétait. Des immeubles s’étendaient à perte de vue.
À l’aube, le petit groupe marchait toujours, mais sur une route moins fréquentée. La nature avait remplacé les immeubles, et une rivière la grande avenue. Tout était plus calme, vraiment plus calme. Les oiseaux sifflotaient des airs harmonieux. Seule une cabane en bois se dessinait à l’horizon.
« On s’arrête là-bas, dit Marcelin, en désignant une auberge. On pourra dormir et manger ».
Dès qu’ils furent arrivés au perron du bâtiment, une vieille femme vint les accueillir. Marcelin commença à lui parler, mais les deux fillettes ne comprenaient pas.
« Je lui ai dit que vous ne parliez pas chinois. Suivez-la, elle va vous montrer votre chambre. On mangera après. Je vais rester un peu avec elle, afin de savoir si elle ne saurait pas où trouver votre frère.
– Merci beaucoup, Marcelin », répondit Séphora.
Elles auraient voulu rester un peu avec lui pour assister à la conversation, mais elles étaient exténuées, et elles filèrent vite dans leur chambre.
Il était aux alentours de midi lorsque Séphora et Salomé se réveillèrent, tiraillées par la faim. Elles se dirigèrent vers la salle à manger où elles virent Marcelin attablé, un bol de soupe dans la main.
« Bonne nouvelle ! s’exclama Marcellin. Je pense que la vieille femme va nous aider.
– Elle le connaît ? s’enthousiasma Salomé.
– Je n’en suis pas sûr, mais je suis en train de boire une soupe au nid d’hirondelle.
– Et en quoi cela peut-il nous aider ? interrogea Séphora.
– Eh bien, votre frère est chasseur de nids d’hirondelles. Notre hôte m’a raconté qu’il y a quelques mois de cela, elle avait recueilli un jeune homme. Elle l’avait nourri et hébergé gratuitement. Depuis, il lui avait promis de revenir tous les mois lui porter quelques nids d’hirondelles. Il lui avait raconté son histoire dans un chinois hésitant. Il venait du Cameroun. Comme vous, n’est-ce pas ? ».
Les fillettes faillirent crier de joie. Tout laissait à penser qu’elles venaient enfin de retrouver le frère de Salomé.
1/ Chapitre 1
Salomé n’avait pas vu sa mère de la journée. A peine l’avait-elle entendue quitter la maison, le moteur de sa voiture vrombissant à l’aurore, les roues du véhicule crissant sur le gravier blanc de l’allée, avant de s’élancer à l’extérieur. Elle s’en allait tôt pour éviter les embouteillages, traverser la ville, passer à temps le pont qui la coupait en deux, être la première arrivée au dispensaire. En réalité, elle n’était jamais vraiment la première sur les lieux. Des malades se bousculaient déjà aux portes. Des femmes portant leurs enfants sur la hanche. Jeunes gens atteints de paludisme chronique. Des vieillards dont il faudrait retirer des vers de Cayor ou traiter les filaires. Une foule dont il faudrait se charger jusqu’à la tombée de la nuit. C’était lundi. La semaine serait longue et harassante.
Rentrée du collège où elle venait d’entrer en classe de sixième après avoir été brillamment reçue au concours national sans lequel la chose n’était pas envisageable, Salomé tournait en rond dans la maison. Le chauffeur était passé la prendre comme toujours, et l’avait ramenée sans faire de détour. Elle ne l’avait pas prié de s’arrêter pour acheter des soyas, ces brochettes de bœuf vendues aux abords des rues, dont la consommation lui était interdite. Elle ne lui avait pas non plus demandé d’attendre qu’elle s’offre un cône d’arachides grillées, dont un marchand faisait sauter les pelures en l’air avant de servir ses clients. En temps normal, Salomé ne reculait pas devant ces manquements aux lois parentales, dépensant allègrement son argent de poche, afin de se sentir appartenir au peuple de son pays. Vivre comme les autres. Etre un temps parmi eux, pas seulement à côté.
La chambre de sa cousine Sephora se trouvait à côté de la sienne. Elle eut envie d’y pénétrer pour l’attendre comme elle le faisait souvent, préparant une partie de Monopoly ou de Scrabble. Elles aimaient jouer avant de se consacrer à leurs devoirs. Sephora ne tarderait plus, à présent. La perspective de ces amusements ne suscita qu’une joie éphémère chez Salomé. Elle resta interdite devant la porte, se remémorant les paroles de sa mère. C’était de Sephora et de son frère Abel qu’elle parlait, lorsqu’elle avait dit : « Ce sont nos gens. » Hier, Abel était passé voir sa sœur. Il était aussi porteur d’un message envoyé par ses parents à ceux de Salomé. Le contenu de la missive était un mystère. Tout ce que Salomé savait, c’était que sa mère s’était emportée, qu’elle avait crié, que son mari lui avait demandé pourquoi parler sur ce ton à un enfant. C’était là qu’elle avait lancé : « Ce sont nos gens, je leur parle comme il me sied… »
Salomé tourna les talons, se dirigea vers sa chambre, se laissa choir sur son lit. La bonne avait pris soin de mettre en marche le climatiseur. Une fraîcheur apaisante enveloppait les lieux. Elle laissa errer son regard dans la pièce. Un revêtement rose couvrait les murs. Il y avait un bureau en acajou, des étagères supportant des livres et, sur la table de chevet, un ghetto blaster reçu à Noël. Une épaisse moquette tapissait le sol, si bien qu’elle n’entendait jamais le bruit de ses propres pas, quand elle se trouvait dans cette pièce. Face au lit, une porte donnait sur une salle de bain, avec un dressing mitoyen. C’était là que Sephora venait faire sa toilette. Sa chambre à elle ne disposait pas des mêmes commodités. Ses vêtements étaient rangés dans une malle, comme s’il lui fallait se tenir prête à s’en aller à tout moment.
La fillette se mit à songer, pour la première fois, à toutes les différences qu’elle n’avait jamais interrogées. Sephora vivait dans la même maison, mais fréquentait une école publique, dans un des quartiers populaires de la ville. Le chauffeur ne l’y conduisait pas. Elle prenait un taxi de ramassage [1] pour s’y rendre, rentrait quelquefois à pied pour économiser un peu d’argent. Le samedi, alors que Salomé faisait la grasse matinée, il n’était pas rare que sa mère envoie Sephora au marché ou ailleurs, faire quelque commission. Il n’y avait là rien qui ressemble à de la torture, Sephora n’était pas maltraitée. D’ailleurs, elle ne se plaignait de rien. Ses parents l’avaient confiée à ses oncle et tante, parce qu’ils pensaient qu’elle aurait, grâce à eux, de meilleures chances dans la vie.
Au fond d’elle Salomé entendait une petite voix lui dire qu’il y avait quelque chose. Ce n’était pas uniquement parce que Sephora n’était pas leur enfant, que ses parents ne s’adressaient jamais à elle en français, ne lui parlant que cette langue ancestrale qu’ils ne transmettaient pas à leur fille. Ce n’était pas pour cette seule raison que ses vêtements n’étaient jamais commandés à la Redoute, ni achetés dans les magasins hors de prix où se rendaient les expatriés européens pour maintenir leur style de vie. Et si elle ne s’autorisait à regarder un film sur le magnétoscope qu’à l’invitation de Salomé, ce n’était pas, là non plus, parce que cette maison n’était pas celle de ses géniteurs. C’était parce qu’elle appartenait à cette caste mystérieuse, celle des « nos gens ».
Le cœur de Salomé se glaça, lorsqu’elle entendit grincer le portail. Sephora rentrait. Elle l’entendit prendre gaiement congé d’une camarade de classe. Le gravier blanc de l’allée bruissa sous ses pieds comme tous les jours, et comme tous les jours, elle s’arrêta pour humer le parfum des fleurs du frangipanier planté dans la cour, face au manguier, à quelques pas d’un arbre du voyageur dont on prenait grand soin. Sephora avait l’âge d’être en troisième, mais elle n’était qu’en cinquième à cette année, ayant échoué à deux reprises au concours d’entrée en sixième. C’était après son second échec à l’examen national qu’elle était venue vivre avec eux. Salomé se souvenait du conseil de famille qui avait entériné la décision. Puisqu’on ne lui disait jamais rien ou pas grand-chose d’important, elle avait écouté aux portes. Ses parents l’ignoraient, mais elle comprenait parfaitement la langue secrète, la langue non transmise des ancêtres.
Bientôt, on frappa trois coups guillerets à la porte de sa chambre. Le sourire de Sephora illumina la pièce, et son accent d’enfant des quartiers envahit l’espace : « Tu es déjà là ! Je t’ai gardé. » Ces derniers mots signifiaient qu’elle avait pensé à sa cousine, et lui avait rapporté quelque friandise proscrite, afin de partager avec elle la saveur du pays réel. Salomé se redressa, incapable, toutefois, de lui rendre son sourire. Devant la mine étonnée de cette cousine dont elle n’était plus certaine de connaître le statut, elle dit simplement : « Il faut qu’on parle. »
2/ Chapitre 2
Texte à compléter
Salomé regarda sa cousine et la voix remplie d’appréhension continua la conversation :
« Séphora, j’ai plein d’interrogations qui se bousculent dans ma tête. Hier, j’ai surpris une conversation entre mes parents. Ma mère répétait de sa voix sèche que tu connais lorsqu’elle est en colère « ce sont nos gens ». Elle évoquait aussi ton frère et les mots qui revenaient souvent étaient « danger, mauvaise influence, trahison. » Je t’avoue que je n’ai pas du tout compris et…
– Je me doutais qu’ils l’avaient lue !
– De quoi parles-tu ?
– Salomé, j’ai reçu une lettre d’Abel il y a quelques jours. Il veut que je le rejoigne ; j’ai compris qu’il devait me parler de nous, de notre famille…
Salomé très intriguée par ces aveux l’interrompit à son tour :
– Je n’y comprends rien ! Quelles informations a-t-il ?
– Je ne sais pas exactement mais je commence à entrevoir certaines choses : ça ne t’a pas paru toujours étrange que nous n’allions pas à la même école, que l’on t’y emmène en voiture avec un chauffeur alors que moi je dois y aller à pied ? Tu ne t’es jamais demandé pourquoi tu n’avais pas le droit de sortir jouer dehors avec d’autres enfants alors que moi je peux sortir et fréquenter tous les enfants du quartier. »
Salomé paraissait perplexe mais elle releva soudain la tête.
« Je pars avec toi retrouver Abel » s’exclama-t-elle, avide de vivre une épopée comme les héroïnes des récits d’aventures qu’elle affectionnait tant. Je ne supporte plus de rester cloitrée ici à observer le monde. Je veux sortir, découvrir le reste de cette ville, être libre. »
Les deux cousines convinrent d’un départ le lendemain au petit matin. La nuit fut brève et agitée. Salomé se demandait comment ses parents réagiraient en ne la trouvant pas dans son lit. Mais qu’importe, il fallait à tout prix rejoindre Abel pour avoir ses explications.
Le jour commençait à se lever. Les deux cousines sortirent de la maison et passèrent le portail de la propriété. Elles étaient libres ! Salomé toute excitée et émerveillée traînait derrière sa cousine. Séphora l’exhorta à hâter le pas. Les deux jeunes filles devaient traverser toute la ville ; Abel habitait à l’autre bout de Yaoundé. La traversée de la ville serait longue. Elles atteignirent le marché principal de la ville. Salomé était subjuguée par le spectacle offert à ses yeux. Elle se laissait porter par la foule, se noyant parmi les hommes et les femmes et le tintamarre ambiant. Des femmes vêtues de boubous multicolores haranguaient la foule de leur voix perçante, vantant les vertus de leurs corossols à la chair pulpeuse. D’autres étals aux effluves enivrants proposaient de la viande boucanée, du poisson grillé ou des épices où dominait la couleur ocre. Séphora se faufila dans une ruelle entraînant sa cousine dans son sillage. Il y faisait plus frais et le bruit y était comme assourdi ; c’était vraisemblablement le quartier réservé aux vendeurs de tissus car devant chaque échoppe pendaient des étoffes aux couleurs vives et éclatantes. Salomé en fut émerveillée. Mais sa cousine l’entraîna de nouveau dans une ruelle où des vendeurs proposaient de la volaille dans un bruit assourdissant de caquètements incessants. Elles aperçurent dans des cages des coqs magnifiques, peut-être destinés à des combats clandestins songea Salomé. Elles croisèrent aussi un musicien solitaire au coin d’une échoppe qui jouait du balafon. Quelques passants l’écoutaient.
En se faufilant à travers les rues, les deux jeunes filles aperçurent des policiers. Persuadées que c’étaient elles qu’ils recherchaient, elles commencèrent à paniquer. Les policiers en short munis de bâtons arrêtaient les passants. Elles finirent par comprendre qu’ils poursuivaient des jeunes révolutionnaires qui menaient alors de nombreuses actions dans tout le pays.
Après une longue marche, les grandes maisons blanches avaient laissé place à des maisons délabrées et des baraquements sur le point de s’écrouler. Les rues aussi avaient changé. C’était devenu des chemins poussiéreux. Malgré ce décor peu rassurant pour les deux adolescentes seules et en fuite, les deux jeunes filles se dirigèrent vers une maison à deux étages, la seule de la rue. Séphora frappa trois fois à la porte.
« Le mot de passe souffla une voix rude. »
Séphora, inquiète, regarda Salomé. Elle réfléchit quelques instants puis se souvint d’une phrase de la lettre : « la révolution est la clé. Elle nous guidera vers un monde meilleur. »
3/ Chapitre 3
La fuite
Dans la lettre qu’Abel leur avait envoyée, elles comprenaient qu’une Révolution allait éclater au Cameroun. Il expliquait qu’il fallait qu’elles le rejoignent pour être en sécurité avec lui.
Comme elles n’avaient pas d’argent, elles ont décidé de monter dans un bateau de marchandises, clandestinement, en partance pour la Chine. Elles se sont glissées discrètement dans la cale de l’un d’eux, pendant l’approvisionnement en gazoil. Elles cherchaient un endroit le plus sec possible pour ne pas avoir froid. Elles se sont retrouvées entourées de containers.
La sirène annonça le départ du bateau. Personne ne les avait découvertes. Elles étaient bien installées mais la faim les tenaillait.
Un jour elles ont entendu à nouveau la sirène, puis des pas venir dans leur direction. Elles ont pris peur et, en faisant le moins de bruit possible se sont déplacées à l’autre bout de la cale.
Soudain Salomé sentit Séphora tressaillir : un homme d’une vingtaine d’années se tenait devant elles et les menaçait avec un couteau. Il baissa son arme voyant qu’elles n’étaient que des jeunes filles. Elles partagèrent leur histoire avec lui. Puis il leur raconta la sienne.
Il s’appelait Dominique, était camerounais et partait en Chine aussi pour rejoindre sa famille qui avait fui le pays quelques mois auparavant. Elles se sentaient protégées par sa présence.
Finalement, les moteurs du bateau s’arrêtèrent brutalement.
Dominique leur confirma qu’ils étaient arrivés à destination. Elles le suivirent en espérant sortir saines et sauves. Elles traversèrent d’interminables couloirs et montèrent de nombreux escaliers métalliques. La lumière les aveugla soudainement ; ils étaient arrivés sur le pont du cargo.
Derrière eux une voix hurla : « Que faites-vous ici ? »
Ils avaient été repérés par le capitaine du cargo...
4/ Chapitre 4
Au terme d’une éprouvante course poursuite, tous trois furent rattrapés par l’équipage et enfermés dans un conteneur.
Après des mois de navigation, ponctués par l’ouverture de la lourde porte en fer de la boite métallique, lorsqu’on leur apportait de quoi se nourrir, ils furent remis aux autorités chinoises.
Salomé, Séphora et leur compagnon de voyage furent séparés pour être conduits selon leur sexe, à d’immenses sanitaires avant de pouvoir enfin s’allonger sur un matelas de fortune et dormir d’un sommeil profond pendant plusieurs heures.
Aux premières lueurs du jour, une femme vint les réveiller et les conduisit dans une salle d’attente bondée depuis laquelle elles furent convoquées l’une après l’autre afin de justifier leur identité.
Séphora et Salomé, intriguées et terrifiées à la fois de ce qui les attendait et de ce qu’elles deviendraient, blanchirent à l’idée d’être séparées. Elles se réconfortèrent une dernière fois.
Séphora fut la première à entrer dans le bureau où un homme l’attendait d’un air sévère, il prit la parole : « Nom, date et lieu de naissance, adresse, dit-il sèchement avec un accent chinois très prononcé.
– Je...je m’appelle Séphora et...je suis née le onze avril deux-mille au Cameroun, répondit-elle timidement. »
Salomé s’était laissée choir du tabouret inconfortable sur lequel elle était restée assise de trop longues heures et s’était blottie loin du tumulte de la foule bigarrée. La tête contre le mur, elle crut reconnaître une voix familière, qu’elle identifia rapidement comme étant celle du jeune homme récemment rencontré sur le cargo. Du côté des garçons, il faisait face aux mêmes questions.
Au terme d’une journée ponctuée d’interrogatoires, les cousines furent confiées à une famille d’accueil parlant le français. Leur lien de parenté les avaient préservées de la séparation, leur compagnon de voyage n’eut pas cette chance et le groupe fut dissolu.
L’intégration dans la famille d’accueil dura quelques semaines. Elles habitaient chez un couple sans enfant et plutôt aisé financièrement. Dans les premières semaines, on ne leur laissa que peu de liberté afin d’éviter qu’elles ne fuguent. Peu à peu, elles découvrirent leur environnement et la culture locale qui les entourait et à laquelle elles s’accoutumèrent avec beaucoup de plaisir. Elles finirent par apprécier les nouilles, les pattes de poule et le traditionnel nid d’hirondelles. Ching et Liang, leurs « nouveaux parents » avaient insisté sur le fait que les filles avaient l’interdiction formelle de sortir seules, en particulier le soir. On leur avait demandé de ne pas rentrer après 17 heures et de rester toujours en compagnie de Scheng, le chauffeur de la maison.
Un soir, alors que Salomé et Séphora, assises dans leur chambre, se remémoraient les moments passés sous l’arbre à palabres, les odeurs alléchantes du poisson grillé au feu des brûlots, le bruit des enfants chahutant tard dans la nuit, elles entendirent le tintement d’un caillou sur la vitre. Elles l’ignorèrent tout d’abord. Mais dans le silence épais de cette nuit asiatique, un second caillou les sortit de leur rêverie. Séphora, plus intrépide approcha de la fenêtre et distingua, dans l’ombre des rhododendrons, la silhouette familière de Marcelin, leur compagnon de voyage.
Un instant perplexes, elles ne tardèrent pas à enjamber la fenêtre pour rejoindre le jeune garçon.
« Suivez-moi, je dois vous montrer quelque chose ! mais avant, enfilez un sweat à capuche et faites disparaître vos cheveux : il ne fait pas bon être fille par ici . »
5/ Chapitre 5
La nuit était tombée mais la ville bruissait encore, dans la tiède rumeur du soir. Les nuits en Chine étaient agitées. Les enseignes des magasins étaient éclairées, les rues pleines de voitures, le bruit omniprésent.
« Comment allons-nous nous y prendre pour retrouver mon frère ? questionna Salomé.
– Il faut que l’on sorte de la ville. On doit aller à la campagne. Vers le sud du pays, répondit Marcellin. Cela va être compliqué car trois jeunes qui se baladent seuls dans les rues ne passent pas inaperçus, mais dès que nous serons sortis de la ville, tout sera beaucoup plus simple.
– Oui, mais comment allons-nous faire ? Nous n’avons pas de voiture ni même de vélo, ce sera fatigant de marcher pendant tout ce temps ! s’inquiéta Séphora
– Et puis, comment allons-nous manger ? C’est quand même très dangereux, renchérit Salomé.
– Faites-moi confiance ».
Les fillettes l’écoutèrent. C’était tout de même bizarre : elles ne le connaissaient que depuis quelques jours, mais elles lui faisaient confiance pour se lancer dans ce périple.
Les trois jeunes se faufilèrent entre les ruelles sombres et les grandes avenues très fréquentées. À leur passage, les badaud se retournaient. La ville semblait infinie tant le paysage se répétait. Des immeubles s’étendaient à perte de vue.
À l’aube, le petit groupe marchait toujours, mais sur une route moins fréquentée. La nature avait remplacé les immeubles, et une rivière la grande avenue. Tout était plus calme, vraiment plus calme. Les oiseaux sifflotaient des airs harmonieux. Seule une cabane en bois se dessinait à l’horizon.
« On s’arrête là-bas, dit Marcelin, en désignant une auberge. On pourra dormir et manger ».
Dès qu’ils furent arrivés au perron du bâtiment, une vieille femme vint les accueillir. Marcelin commença à lui parler, mais les deux fillettes ne comprenaient pas.
« Je lui ai dit que vous ne parliez pas chinois. Suivez-la, elle va vous montrer votre chambre. On mangera après. Je vais rester un peu avec elle, afin de savoir si elle ne saurait pas où trouver votre frère.
– Merci beaucoup, Marcelin », répondit Séphora.
Elles auraient voulu rester un peu avec lui pour assister à la conversation, mais elles étaient exténuées, et elles filèrent vite dans leur chambre.
Il était aux alentours de midi lorsque Séphora et Salomé se réveillèrent, tiraillées par la faim. Elles se dirigèrent vers la salle à manger où elles virent Marcelin attablé, un bol de soupe dans la main.
« Bonne nouvelle ! s’exclama Marcellin. Je pense que la vieille femme va nous aider.
– Elle le connaît ? s’enthousiasma Salomé.
– Je n’en suis pas sûr, mais je suis en train de boire une soupe au nid d’hirondelle.
– Et en quoi cela peut-il nous aider ? interrogea Séphora.
– Eh bien, votre frère est chasseur de nids d’hirondelles. Notre hôte m’a raconté qu’il y a quelques mois de cela, elle avait recueilli un jeune homme. Elle l’avait nourri et hébergé gratuitement. Depuis, il lui avait promis de revenir tous les mois lui porter quelques nids d’hirondelles. Il lui avait raconté son histoire dans un chinois hésitant. Il venait du Cameroun. Comme vous, n’est-ce pas ? ».
Les fillettes faillirent crier de joie. Tout laissait à penser qu’elles venaient enfin de retrouver le frère de Salomé.