Prologue
La décision de quitter la ville pour s’installer à la campagne murissait depuis plusieurs années dans l’esprit de Monsieur et Madame Morin-Diallo. Les problèmes d’asthme de Sarah, la petite dernière, et les plaintes incessantes des voisins lorsque les jumeaux Lucas et Salomon jouaient dans la cour de leur résidence du centre-ville de Lyon avaient fini par les convaincre de faire le grand saut. Alors, un matin d’août, les cinq Lyonnais accompagnés de leur chien et de leur chat s’étaient installés dans un coin reculé d’Ardèche au bord de la rivière la Bourges, dans une jolie maison de pierre abandonnée depuis seulement six mois. La santé déclinante du couple de retraités qui y avait vécu les avait poussés à rejoindre la vallée non loin d’un centre hospitalier et des services qu’il proposait aux personnes âgées. Les parents Morin-Diallo, Laurence et Driss, tout sourires, se réjouissaient. Enfin ils réalisaient leur rêve, offraient à leurs enfants de sept et douze ans un cadre de vie proche de la vie sauvage, où l’air était peu pollué et qui permettrait à leur progéniture d’évoluer au grand air, dans un milieu sain au plus près de la nature. Dès les premiers jours, la respiration de Sarah se fit plus fluide, aucun accès de toux à déplorer, son teint s’était éclairci, elle était radieuse, son père et sa mère s’en félicitait. Quant aux garçons, ils n’en revenaient pas de disposer d’un terrain de jeu qui leur semblait illimité. Ils couraient dans les bois, dévalaient les pentes à s’en couper le souffle, sautaient dans les cascades, s’aspergeaient d’eau dans la rivière, hurlant et riant sans déranger personne, un vrai bonheur.
Or, ce dont aucun d’entre eux ne se doutait, c’était que le vide de la maison qu’ils venaient d’investir n’était qu’apparent. En effet, cachés dans les nombreux recoins des deux étages que les Morin-Diallo occupaient, ainsi que dans le grenier, dans la cave, au beau milieu de ce qui avait été un potager, sur la rivière et partout sur ses rives, fourmillait un grand nombre d’espèces de la faune et de la flore locale. Des bactéries invisibles à l’œil nu, des insectes plus ou moins faciles à vivre, des reptiles surtout de petites tailles, des mammifères petits et grands, jusqu’aux oiseaux qui volaient librement au-dessus de la nouvelle demeure de Laurence et de Driss. Sans le savoir, les cinq bipèdes citadins et leurs deux animaux de compagnie bouleversaient tout un écosystème qui avait appris à exister sans devoir composer avec des humains.
Laurence entreprit d’abord de s’occuper du jardin qu’elle voulait rendre joli. Elle s’arma d’une énorme paire de ciseaux en métal et d’autres ustensiles et commença par se charger des mauvaises herbes : elle défrichait, éliminait toutes les plantes qui lui semblaient laides ou inutiles, une hécatombe. Dans la remise, Driss fut ravi de trouver une tondeuse à gazon dont le réservoir contenait encore suffisamment de carburant. Afin de rendre les alentours de leur propriété plus ordonnée, il sortit l’engin, et l’alluma. Un bruit de moteur vint perturber le calme à une centaine de mètres à la ronde, semant l’effroi dans la nature, d’autant que la fumée noire qui s’en échappait était irrespirable. Alors qu’ils jouaient dans le lit de la rivière, les deux garçons n’hésitaient pas à s’emparer de cailloux qu’ils jetaient à la surface pour s’éclabousser, sans se rendre compte qu’ils retiraient leurs abris à des crustacés livrés subitement sans secours aux attaques de leurs prédateurs. Leur chien, encore jeune et turbulent, ne sachant plus où donner du museau, pourchassait les papillons affolés, creusait la terre en arrachant les racines nécessaires à la survie des plantes, ses jeux détruisaient aussi l’habitat d’insectes incapables de vivre au grand jour. Le chat aussi jubilait, il avait à sa disposition un vaste terrain de chasse où les rongeurs dont il raffolait, découvraient bien trop tard son habileté et sa redoutable efficacité. Le petit félin ne mit pas vingt-quatre heures à s’adapter à son nouvel environnement, il en devint le principal prédateur.
En se rencontrant, deux univers qui n’aspiraient pourtant qu’à vivre en paix entraient en collision. Mais, ignorés par les humains, c’était au monde des plantes et des animaux de réagir, d’observer attentivement le comportement des nouveaux venus afin de s’y adapter, puis de trouver rapidement les moyens de cohabiter avec ceux qu’ils considéraient comme des intrus qui leur compliquaient l’existence.
1/ Chapitre 1
Salomé n’avait pas vu sa mère de la journée. A peine l’avait-elle entendue quitter la maison, le moteur de sa voiture vrombissant à l’aurore, les roues du véhicule crissant sur le gravier blanc de l’allée, avant de s’élancer à l’extérieur. Elle s’en allait tôt pour éviter les embouteillages, traverser la ville, passer à temps le pont qui la coupait en deux, être la première arrivée au dispensaire. En réalité, elle n’était jamais vraiment la première sur les lieux. Des malades se bousculaient déjà aux portes. Des femmes portant leurs enfants sur la hanche. Jeunes gens atteints de paludisme chronique. Des vieillards dont il faudrait retirer des vers de Cayor ou traiter les filaires. Une foule dont il faudrait se charger jusqu’à la tombée de la nuit. C’était lundi. La semaine serait longue et harassante.
Rentrée du collège où elle venait d’entrer en classe de sixième après avoir été brillamment reçue au concours national sans lequel la chose n’était pas envisageable, Salomé tournait en rond dans la maison. Le chauffeur était passé la prendre comme toujours, et l’avait ramenée sans faire de détour. Elle ne l’avait pas prié de s’arrêter pour acheter des soyas, ces brochettes de bœuf vendues aux abords des rues, dont la consommation lui était interdite. Elle ne lui avait pas non plus demandé d’attendre qu’elle s’offre un cône d’arachides grillées, dont un marchand faisait sauter les pelures en l’air avant de servir ses clients. En temps normal, Salomé ne reculait pas devant ces manquements aux lois parentales, dépensant allègrement son argent de poche, afin de se sentir appartenir au peuple de son pays. Vivre comme les autres. Etre un temps parmi eux, pas seulement à côté.
La chambre de sa cousine Sephora se trouvait à côté de la sienne. Elle eut envie d’y pénétrer pour l’attendre comme elle le faisait souvent, préparant une partie de Monopoly ou de Scrabble. Elles aimaient jouer avant de se consacrer à leurs devoirs. Sephora ne tarderait plus, à présent. La perspective de ces amusements ne suscita qu’une joie éphémère chez Salomé. Elle resta interdite devant la porte, se remémorant les paroles de sa mère. C’était de Sephora et de son frère Abel qu’elle parlait, lorsqu’elle avait dit : « Ce sont nos gens. » Hier, Abel était passé voir sa sœur. Il était aussi porteur d’un message envoyé par ses parents à ceux de Salomé. Le contenu de la missive était un mystère. Tout ce que Salomé savait, c’était que sa mère s’était emportée, qu’elle avait crié, que son mari lui avait demandé pourquoi parler sur ce ton à un enfant. C’était là qu’elle avait lancé : « Ce sont nos gens, je leur parle comme il me sied… »
Salomé tourna les talons, se dirigea vers sa chambre, se laissa choir sur son lit. La bonne avait pris soin de mettre en marche le climatiseur. Une fraîcheur apaisante enveloppait les lieux. Elle laissa errer son regard dans la pièce. Un revêtement rose couvrait les murs. Il y avait un bureau en acajou, des étagères supportant des livres et, sur la table de chevet, un ghetto blaster reçu à Noël. Une épaisse moquette tapissait le sol, si bien qu’elle n’entendait jamais le bruit de ses propres pas, quand elle se trouvait dans cette pièce. Face au lit, une porte donnait sur une salle de bain, avec un dressing mitoyen. C’était là que Sephora venait faire sa toilette. Sa chambre à elle ne disposait pas des mêmes commodités. Ses vêtements étaient rangés dans une malle, comme s’il lui fallait se tenir prête à s’en aller à tout moment.
La fillette se mit à songer, pour la première fois, à toutes les différences qu’elle n’avait jamais interrogées. Sephora vivait dans la même maison, mais fréquentait une école publique, dans un des quartiers populaires de la ville. Le chauffeur ne l’y conduisait pas. Elle prenait un taxi de ramassage [1] pour s’y rendre, rentrait quelquefois à pied pour économiser un peu d’argent. Le samedi, alors que Salomé faisait la grasse matinée, il n’était pas rare que sa mère envoie Sephora au marché ou ailleurs, faire quelque commission. Il n’y avait là rien qui ressemble à de la torture, Sephora n’était pas maltraitée. D’ailleurs, elle ne se plaignait de rien. Ses parents l’avaient confiée à ses oncle et tante, parce qu’ils pensaient qu’elle aurait, grâce à eux, de meilleures chances dans la vie.
Au fond d’elle Salomé entendait une petite voix lui dire qu’il y avait quelque chose. Ce n’était pas uniquement parce que Sephora n’était pas leur enfant, que ses parents ne s’adressaient jamais à elle en français, ne lui parlant que cette langue ancestrale qu’ils ne transmettaient pas à leur fille. Ce n’était pas pour cette seule raison que ses vêtements n’étaient jamais commandés à la Redoute, ni achetés dans les magasins hors de prix où se rendaient les expatriés européens pour maintenir leur style de vie. Et si elle ne s’autorisait à regarder un film sur le magnétoscope qu’à l’invitation de Salomé, ce n’était pas, là non plus, parce que cette maison n’était pas celle de ses géniteurs. C’était parce qu’elle appartenait à cette caste mystérieuse, celle des « nos gens ».
Le cœur de Salomé se glaça, lorsqu’elle entendit grincer le portail. Sephora rentrait. Elle l’entendit prendre gaiement congé d’une camarade de classe. Le gravier blanc de l’allée bruissa sous ses pieds comme tous les jours, et comme tous les jours, elle s’arrêta pour humer le parfum des fleurs du frangipanier planté dans la cour, face au manguier, à quelques pas d’un arbre du voyageur dont on prenait grand soin. Sephora avait l’âge d’être en troisième, mais elle n’était qu’en cinquième à cette année, ayant échoué à deux reprises au concours d’entrée en sixième. C’était après son second échec à l’examen national qu’elle était venue vivre avec eux. Salomé se souvenait du conseil de famille qui avait entériné la décision. Puisqu’on ne lui disait jamais rien ou pas grand-chose d’important, elle avait écouté aux portes. Ses parents l’ignoraient, mais elle comprenait parfaitement la langue secrète, la langue non transmise des ancêtres.
Bientôt, on frappa trois coups guillerets à la porte de sa chambre. Le sourire de Sephora illumina la pièce, et son accent d’enfant des quartiers envahit l’espace : « Tu es déjà là ! Je t’ai gardé. » Ces derniers mots signifiaient qu’elle avait pensé à sa cousine, et lui avait rapporté quelque friandise proscrite, afin de partager avec elle la saveur du pays réel. Salomé se redressa, incapable, toutefois, de lui rendre son sourire. Devant la mine étonnée de cette cousine dont elle n’était plus certaine de connaître le statut, elle dit simplement : « Il faut qu’on parle. »
2/ Chapitre 2
Sa cousine semblait agacée.
– Mais de quoi veux-tu qu’on parle ?
Pour ne pas être dérangées, les deux cousines se réfugièrent dans la chambre de Salomé. La pièce était luxueuse, une vraie chambre de princesse africaine. Un lit à baldaquin encadrait l’alcôve ornée d’une étagère de bois d’ébène sur laquelle trônaient de magnifiques statuettes du plus bel ivoire. Les sculptures avaient appartenu à la grand-mère de Salomé. Les figurines étaient anciennes. Elles représentaient les Gardiennes de la Famille. La vieille dame les avait honorées jusqu’à sa mort. Salomé hérita des sculptures de son aïeule Fatoumata Kulli Balli qui lui fit promettre d’en prendre soin car elles avaient traversé les générations, protégeant la famille.
Les deux cousines s’installèrent sur le lit.
– Je suis jalouse de toi, je t’envie. Tu as tout ! s’exclama Salomé. Tu as le droit de jouer avec les gamins du quartier, de manger des beignets, des poissons grillés et d’être dans un collège public. Moi, je…..
Etonnée, Séphora rétorqua :
– Mais pourquoi dis-tu cela ?
Salomé la fixa un long moment avant de répondre :
– J’ai réfléchi ! Je veux connaître ta vie. Ma mère m’interdit de sortir, de fréquenter les gamins, et même de manger des oranges ! Elle me fait croire que des branches pousseront sur ma tête si j’en mange !
– Même si elle ne te laisse pas sortir, toi au moins tu as tout ! répliqua Sephora. Tu es dans un collège privé, un chauffeur t’accompagne, tu devrais être satisfaite. C’est plutôt moi qui devrais changer de vie ! C’est moi qui devrais être jalouse de toi !
Perdue dans ses pensées, Salomé n’écoutait plus.
– Tu sais quoi ? On va essayer d’inverser les rôles ! Juste pour voir ! Oui ! Inverser les rôles ! Mais avant laisse-moi en parler à mon père.
Salomé ne perdit pas une minute. Elle raccompagna Séphora dans sa chambre puis se dirigea dans le bureau de son père. Elle savait que sa mère était absente. Elle était persuadée que Youssouf, son père, serait d’accord. Cet homme doux et bon avait toujours fait ses quatre volontés. Elle pénétra dans la pièce. Personne. Elle prit place près de la bibliothèque en acajou massif. Son regard se posa sur un tableau représentant la Palmeraie de Yaoundé.
L’arrière grand-père de Salomé avait fait fortune dans le commerce des palmiers. Pendant trois générations, la famille avait fabriqué et exporté de l’huile de palme. La recette avait été jalousement gardée, permettant à la famille de s’enrichir. Mais la concurrence avait obligé la famille à vendre à perte. Au fil des années, la main d’œuvre avait été licenciée. Les palmeraies avaient été laissées à l’abandon. Youssouf n’avait hérité que de la demeure familiale.
Youssouf était un homme bon, un homme qui connaissait la valeur du travail. Ses plus lointains ancêtres, des esclaves ramasseurs de coton avaient travaillé dur au service d’un maître impitoyable. Sa femme, Léonora ne lui avait jamais pardonné cette banqueroute. Quant aux origines de son époux, elle préférait les taire.
Léonora et lui s’étaient plu au premier regard. Ils s’étaient mariés. Envers et contre tous. Léonora avait bravé l’interdit du patriarche en choisissant d’épouser un homme comme Youssouf. Sephora était née peu après leur union, dans le bonheur et l’insouciance des premières années. Pourtant cette naissance avait semblé marquer le terme de quelque chose dans le cœur de cette femme à l’allure sévère. Les années d’amour semblaient lointaines dans les souvenirs de Youssouf. Il y pensait parfois. Salomé représentait tout pour cet homme solitaire qui se tenait là, devant elle.
Elle avait vu juste. Il suffit de quelques minutes pour convaincre son père.
A présent la nuit était tombée. Demain Salomé deviendrait Séphora.
Le lendemain matin, Salomé se réveilla avant les domestiques. Elle se rappela de la discussion de la veille. Elle se débarbouilla à la hâte puis rejoignit sa cousine encore endormie. Les jeunes filles se préparèrent et quittèrent la demeure au petit jour. Elles coururent se cacher dans un coin du jardin et échangèrent leurs affaires et leurs vêtements. Salomé chaussa les sans-confiance de sa cousine. Il fallait faire vite. Le chauffeur serait là d’une minute à l’autre. Quelques minutes plus tard, Salomé salua sa cousine d’un geste de la main puis elle se mit en route. Pour elle qui n’avait pas l’habitude d’aller à pied ce serait compliqué. C’était une première fois.
La marche dans les rues. La traversée du marché. Les vendeurs d’Atchomos. Le chant mélodieux des hommes d’église… La caresse de la terre humide sous ses pieds. La jeune fille était tellement fascinée par le monde qu’elle découvrait qu’elle perdit son chemin.
Au coin d’une rue, elle aperçut une horde de mounas qui jouaient près de baraquements. Elle voulut les rejoindre. Elle s’arrêta devant eux et les fixa un long moment. Une femme aveugle chantait agenouillée.
La traversée du marché fut un enchantement d’odeurs et de couleurs. Le fumet des poissons grillés lui donna faim. Elle déjeuna d’un pain chargé aux haricots rouges tout en contemplant les étals des sauveteurs qui s’alignaient à n’en plus finir. Piment, sorgho, manioc, macabo, viandes braisées, Poulet DG, n’kok, soya mariné aux épices, feuilles de follon sauté aux tomates, croquettes de Mboa, beignet de koki, atchomos. Ekié ! Quel régal pour les yeux !
Au coin de la rue, des commères étaient assises sous un vieux parasol, écossant des pois. Un peu plus loin, un parfum de frangipane monta jusqu’à ses narines. La vue d’un marchand de statuettes lui rappela la promesse à sa grand-mère. Bouleversée par tant d’émotions, Salomé reprit son chemin, se laissant guider par la vague des mounas qui se bousculaient devant l’école publique.
Sephora avait regardé sa cousine s’éloigner. La silhouette avait rapidement disparu. Elle se mit à réfléchir. Au fond, elle trouvait l’idée stupide. Ca n’allait jamais marcher. On la reconnaîtrait. Pire ! Sa méchante tante apprendrait la vérité. Tôt ou tard. Pourtant il fallait essayer. Coûte que coûte. Salomé aurait été déçue de ne pas aller à l’école publique. La folle ! Elle ne savait pas ce qui l’attendait ! Le bruit d’un moteur la tira de ses pensées. En toute hâte l’usurpatrice revêtit l’uniforme du Collège. Déterminée, elle s’avança puis monta dans la limousine. Elle était tendue. Elle savait : si cette première étape était un fiasco, tout le plan tomberait en morceaux. Son cœur se mit à cogner très fort lorsqu’ils franchirent les grilles de la villa.
Contre toute attente, le chauffeur ne tourna même pas la tête dans sa direction. Pas un regard. Pas un geste. Pas un mot. Comme s’il savait. Ne rien voir. Ne rien entendre. Ne rien comprendre. C’était sûrement ainsi que l’on matait les domestiques.
Tout le trajet se passa en silence.
Arrivée à l’internat, Séphora traversa timidement une cour vide. La jeune fille s’avança tête baissée pour dissimuler son visage. Quelques étudiants étaient déjà là, le nez plongé dans leurs cahiers. On la salua de loin. Tout allait bien. Pour l’instant.
En cours, cela commença à devenir compliqué. Là, on était bien obligé de lever la tête, d’écouter, et surtout de comprendre. Séphora se mit tout au fond de la classe pour se faire discrète mais c’était sans compter sur la professeure qui invita Salomé à venir au tableau réciter la leçon. Séphora comprit que les carottes étaient cuites et qu’elle serait démasquée dans quelques secondes.
3/ Chapitre 3
Texte à compléter
Séphora sentit des sueurs froides. Cette silhouette qui la fixait d’un regard perçant était celle de sa tante. Elle était donc démasquée ! Que venait-elle faire ici ? Sa colère serait terrible. Cette femme allait anéantir tout ce pour quoi elle s’était battue : un meilleur collège, un avenir plus prometteur. Séphora se rappela des paroles embarrassées de son oncle :
« Ne dis surtout pas à ta tante que je t’ai inscrite dans le même établissement que Salomé.
Je te dois une bonne éducation, mon enfant, même si cela ne plait pas à ta tante. » Sa voix tremblait. Séphora sentit que ces paroles étaient lourdes de sens. Pour finir, il lui avait confié des statuettes en lui ordonnant de les garder précieusement pour la protéger du mauvais sort que certaines personnes pouvaient lui jeter.
La sonnerie retentit. Salomé s’étonna du trouble de sa cousine.
« Je viens d’apercevoir ta mère » lui confia Séphora. Je suis terrorisée. Je ne peux rentrer chez toi. » Salomé fit un signe de tête en direction de la porte du collège. Elles se dirigèrent vers l’entrée en se mêlant au flot des élèves. Elles se retrouvèrent bientôt dans la ville.
Elles marchaient lorsque Salomé remarqua qu’un homme les suivait. Il les aborda :
« J’ai cru apercevoir des statuettes en votre possession. Je suis collectionneur de ces objets anciens. Ces statuettes très rares sont protectrices de la famille. Je souhaiterais vivement les acheter.
– désolée mais elles ne sont pas à vendre. »
Devant le refus de Séphora, il insista. Le ton de l’homme devint de plus en plus menaçant. Soudain, il arracha le sac des mains de Séphora et disparut à travers le dédale des petites rues. La jeune fille était anéantie d’avoir perdu ses statuettes protectrices. Les deux cousines décidèrent alors de prendre un bus pour se rendre dans un village proche. Elle savait qu’un sorcier pourrait les aider à retrouver les statuettes.
4/ Chapitre 4
Enfin, Salomé était sortie de cette prison dans laquelle ses parents l’enfermaient depuis toute petite. A présent, elle était dans le bus avec sa cousine qui semblait un peu préoccupée. Dans le bus, les filles discutèrent de tout et de rien mais soudain, à l’approche de la première maison indiquant l’entrée du village, la tension revint et le silence se fit pesant malgré le vrombissement du moteur.
Le trajet était assez long et Salomé, non-habituée à ces moyens de transports et à ces routes défoncées, le trouvait particulièrement fatiguant. Alors qu’elle observait, silencieuse, le paysage qui défilait sous ses yeux, Séphora portait toute son attention sur les statuettes protectrices qui pouvaient autant sauver leur vie que les plonger dans un malheur infini.
Les deux jeunes filles descendirent du bus. Émerveillée et un peu effrayée par ce qui l’entourait , Salomé suivait sa cousine de près. Elle regardait les enfants courir un peu partout en criant comme dans son village mais là, c’était différent. Là, ils couraient autour d’elle en riant. Là, elle n’était pas cachée derrière la grille, jalouse de leur liberté. A ce moment, elle se sentit plus vivante que jamais, au milieu de ce village totalement inconnu.Tout à coup, Séphora l’interpela, la sortant de sa rêverie :
« - Salomé, on est arrivée. ».
Elles n’eurent pas de mal à trouver le sorcier. Arrivées devant sa porte, elles restèrent un instant figées. Elles étaient perdues, perdues dans leurs désirs et leurs espoirs, perdues dans leurs peurs et leurs doutes. Le désir de retrouver les statuettes qui allaient changer leur vie suscitait beaucoup d’appréhension chez les deux fillettes et la peur, peur de découvrir ce sorcier derrière la porte.
Qui n’a pas entendu les légendes sur les sorciers guérisseurs ou maléfiques ? Ces sorciers qui prennent emprise sur votre âme et la contrôlent. Certains se font respecter dans la peur alors que d’autres dans la paix. Sur qui allaient-elles tomber ? Mais pas question de renoncer pensèrent les jeunes filles en toquant à la porte de la maison. Ces statues, il fallait qu’elles les récupèrent. Mais une question restait en suspens : Que leur demandera-t-il en échange de son aide ?
Après un long silence, Salomé se décida à pousser la porte, Alors qu’elle franchissait le palier de la maison, elle vit une silhouette s’enfuir par la porte de derrière. Elle entra dans la maison, suivie de sa cousine. Et soudain, elle entendit un cri qui déchira l’atmosphère. Elle ne sut d’abord pas d’où provenait ce son aigu, puis Salomé tourna la tête vers sa cousine. Son visage était décomposé et c’était de sa bouche qu’était sorti le cri. Ses yeux étaient rivés sur une forme inerte au fond de la pièce. Salomé se rapprocha, et, lorsqu’elle comprit ce qu’elle avait sous les yeux, elle se mit, elle aussi, à crier de toutes ses forces.
C’était un corps sans vie qui gisait là, au milieux d’une flaque de sang. On pouvait voir une longue entaille au niveau de son cœur qui ne battait plus. Ses yeux n’exprimaient plus rien, et un mince filet rouge coulait de sa bouche.
Salomé était paralysée, elle tomba à terre. Séphora reprit ses esprits et reconnut le sorcier. Elle n’osa pas s’approcher mais ses yeux étaient comme aimantés par ce cadavre. Elle remarqua que son poing était resté crispé, et qu’un petit papier en dépassait. Elle s’approcha mais se ravisa rapidement en sentant l’immonde odeur qui émanait de ce corps qui avait déjà rejoint le royaume des morts. Plusieurs minutes durant, elle ne sut quoi faire, puis, elle pensa à Salomé qui était toujours par terre dans un état de stupéfaction. Elle s’approcha alors de sa cousine, lui posa sur son épaule une main rassurante et lui murmura des paroles réconfortantes.
Ensemble, elles réussirent à surmonter leur peur et allèrent prendre le papier de la main du sorcier sans vie.
5/ Chapitre 5
Elles s’approchèrent ensemble, mais c’est Salomé qui prit délicatement le papier posé dans la main du sorcier. Le parchemin s’effrita au contact de sa paume, elle sursauta et fit un bond en arrière. Le cadavre était plus qu’effrayant, les yeux grand ouverts, blanc, faisant un contraste avec sa peau d’ébène qui était posée sur ses os. De son corps, émanait une odeur acre, qui prouvait qu’il avait été disposé là depuis plusieurs jours, face aux intempéries. Les ruines de cette maison en argile, laissaient passer le vent chaud de cette fin de saison sèche et les mouches s’agglutinaient près de son visage inanimé.
Salomé observa longuement le parchemin poussiéreux qui lui faisait monter les larmes aux yeux. Au moment où elle le déroula, une odeur de moisi emplit la salle. De petite lettres manuscrites y étaient écrites mais elles leur étaient inconnues. Séphora prit la parole.
« Tu y comprends quelque chose ?
– Non, mais cette ignorance m’agace. »
Tout à coup, un craquement sinistre se fit entendre.
« Peut être que nous devrions partir, rentrer à la maison et oublier toute cette histoire, dit Séphora d’une voix tremblante et emplie de peur.
– Et renoncer à récupérer les statuettes, si près du but ! Jamais ! Va t’en si tu veux mais moi, je reste ! »
Séphora tourna les talons, et s’en alla les larmes aux yeux, sous le regard sans vie du cadavre. Salomé la regarda s’éloigner, et quand le bruit de ses pas ne fut plus distinguable, elle jeta un regard perçant sur la pièce, d’un œil où les larmes perlaient.
De nouveau, un craquement retentit. Plus qu’effrayée, Salomé s’accroupit dans la pièce. Elle était recroquevillée face à une bibliothèque de bois de moabi, où on pouvait apercevoir les rainures de l’arbre. La bibliothèque était peu chargée mais contenait des livres uniques, certainement d’une grande richesse et détonait étrangement dans ce lieu.
Elle balaya du regard les étagères, et tout à coup, son regard s’arrêta sur un des livres. Elle revit son ancienne maison, la bibliothèque magistrale du bureau, ce livre qu’elle avait tant de fois observé pour fuir le regard assassin de sa mère. Ce livre auquel sa mère tenait tant et qu’elle classait précieusement au sommet, dont la lecture lui avait été interdite et qui, depuis quelques temps, avait disparu. Ah... Ce livre !
Elle le prit délicatement. Il était anormalement lourd. Elle l’ouvrit. Evidé, celui-ci contenait les statuettes ! Soulagée, elle ne vit pas tout de suite la photo sépia. Elle put observer un nourrisson au regard brillant dans les bras de sa mère ainsi qu’une petite fille, tenant la main de son père. Choquée , elle comprit enfin le lien qui l’unissait à Séphora. Elle fut prise de tremblements, fit tomber le livre et une larme atterrit sur l’image...
1/ Chapitre 1
Salomé n’avait pas vu sa mère de la journée. A peine l’avait-elle entendue quitter la maison, le moteur de sa voiture vrombissant à l’aurore, les roues du véhicule crissant sur le gravier blanc de l’allée, avant de s’élancer à l’extérieur. Elle s’en allait tôt pour éviter les embouteillages, traverser la ville, passer à temps le pont qui la coupait en deux, être la première arrivée au dispensaire. En réalité, elle n’était jamais vraiment la première sur les lieux. Des malades se bousculaient déjà aux portes. Des femmes portant leurs enfants sur la hanche. Jeunes gens atteints de paludisme chronique. Des vieillards dont il faudrait retirer des vers de Cayor ou traiter les filaires. Une foule dont il faudrait se charger jusqu’à la tombée de la nuit. C’était lundi. La semaine serait longue et harassante.
Rentrée du collège où elle venait d’entrer en classe de sixième après avoir été brillamment reçue au concours national sans lequel la chose n’était pas envisageable, Salomé tournait en rond dans la maison. Le chauffeur était passé la prendre comme toujours, et l’avait ramenée sans faire de détour. Elle ne l’avait pas prié de s’arrêter pour acheter des soyas, ces brochettes de bœuf vendues aux abords des rues, dont la consommation lui était interdite. Elle ne lui avait pas non plus demandé d’attendre qu’elle s’offre un cône d’arachides grillées, dont un marchand faisait sauter les pelures en l’air avant de servir ses clients. En temps normal, Salomé ne reculait pas devant ces manquements aux lois parentales, dépensant allègrement son argent de poche, afin de se sentir appartenir au peuple de son pays. Vivre comme les autres. Etre un temps parmi eux, pas seulement à côté.
La chambre de sa cousine Sephora se trouvait à côté de la sienne. Elle eut envie d’y pénétrer pour l’attendre comme elle le faisait souvent, préparant une partie de Monopoly ou de Scrabble. Elles aimaient jouer avant de se consacrer à leurs devoirs. Sephora ne tarderait plus, à présent. La perspective de ces amusements ne suscita qu’une joie éphémère chez Salomé. Elle resta interdite devant la porte, se remémorant les paroles de sa mère. C’était de Sephora et de son frère Abel qu’elle parlait, lorsqu’elle avait dit : « Ce sont nos gens. » Hier, Abel était passé voir sa sœur. Il était aussi porteur d’un message envoyé par ses parents à ceux de Salomé. Le contenu de la missive était un mystère. Tout ce que Salomé savait, c’était que sa mère s’était emportée, qu’elle avait crié, que son mari lui avait demandé pourquoi parler sur ce ton à un enfant. C’était là qu’elle avait lancé : « Ce sont nos gens, je leur parle comme il me sied… »
Salomé tourna les talons, se dirigea vers sa chambre, se laissa choir sur son lit. La bonne avait pris soin de mettre en marche le climatiseur. Une fraîcheur apaisante enveloppait les lieux. Elle laissa errer son regard dans la pièce. Un revêtement rose couvrait les murs. Il y avait un bureau en acajou, des étagères supportant des livres et, sur la table de chevet, un ghetto blaster reçu à Noël. Une épaisse moquette tapissait le sol, si bien qu’elle n’entendait jamais le bruit de ses propres pas, quand elle se trouvait dans cette pièce. Face au lit, une porte donnait sur une salle de bain, avec un dressing mitoyen. C’était là que Sephora venait faire sa toilette. Sa chambre à elle ne disposait pas des mêmes commodités. Ses vêtements étaient rangés dans une malle, comme s’il lui fallait se tenir prête à s’en aller à tout moment.
La fillette se mit à songer, pour la première fois, à toutes les différences qu’elle n’avait jamais interrogées. Sephora vivait dans la même maison, mais fréquentait une école publique, dans un des quartiers populaires de la ville. Le chauffeur ne l’y conduisait pas. Elle prenait un taxi de ramassage [1] pour s’y rendre, rentrait quelquefois à pied pour économiser un peu d’argent. Le samedi, alors que Salomé faisait la grasse matinée, il n’était pas rare que sa mère envoie Sephora au marché ou ailleurs, faire quelque commission. Il n’y avait là rien qui ressemble à de la torture, Sephora n’était pas maltraitée. D’ailleurs, elle ne se plaignait de rien. Ses parents l’avaient confiée à ses oncle et tante, parce qu’ils pensaient qu’elle aurait, grâce à eux, de meilleures chances dans la vie.
Au fond d’elle Salomé entendait une petite voix lui dire qu’il y avait quelque chose. Ce n’était pas uniquement parce que Sephora n’était pas leur enfant, que ses parents ne s’adressaient jamais à elle en français, ne lui parlant que cette langue ancestrale qu’ils ne transmettaient pas à leur fille. Ce n’était pas pour cette seule raison que ses vêtements n’étaient jamais commandés à la Redoute, ni achetés dans les magasins hors de prix où se rendaient les expatriés européens pour maintenir leur style de vie. Et si elle ne s’autorisait à regarder un film sur le magnétoscope qu’à l’invitation de Salomé, ce n’était pas, là non plus, parce que cette maison n’était pas celle de ses géniteurs. C’était parce qu’elle appartenait à cette caste mystérieuse, celle des « nos gens ».
Le cœur de Salomé se glaça, lorsqu’elle entendit grincer le portail. Sephora rentrait. Elle l’entendit prendre gaiement congé d’une camarade de classe. Le gravier blanc de l’allée bruissa sous ses pieds comme tous les jours, et comme tous les jours, elle s’arrêta pour humer le parfum des fleurs du frangipanier planté dans la cour, face au manguier, à quelques pas d’un arbre du voyageur dont on prenait grand soin. Sephora avait l’âge d’être en troisième, mais elle n’était qu’en cinquième à cette année, ayant échoué à deux reprises au concours d’entrée en sixième. C’était après son second échec à l’examen national qu’elle était venue vivre avec eux. Salomé se souvenait du conseil de famille qui avait entériné la décision. Puisqu’on ne lui disait jamais rien ou pas grand-chose d’important, elle avait écouté aux portes. Ses parents l’ignoraient, mais elle comprenait parfaitement la langue secrète, la langue non transmise des ancêtres.
Bientôt, on frappa trois coups guillerets à la porte de sa chambre. Le sourire de Sephora illumina la pièce, et son accent d’enfant des quartiers envahit l’espace : « Tu es déjà là ! Je t’ai gardé. » Ces derniers mots signifiaient qu’elle avait pensé à sa cousine, et lui avait rapporté quelque friandise proscrite, afin de partager avec elle la saveur du pays réel. Salomé se redressa, incapable, toutefois, de lui rendre son sourire. Devant la mine étonnée de cette cousine dont elle n’était plus certaine de connaître le statut, elle dit simplement : « Il faut qu’on parle. »
2/ Chapitre 2
Sa cousine semblait agacée.
– Mais de quoi veux-tu qu’on parle ?
Pour ne pas être dérangées, les deux cousines se réfugièrent dans la chambre de Salomé. La pièce était luxueuse, une vraie chambre de princesse africaine. Un lit à baldaquin encadrait l’alcôve ornée d’une étagère de bois d’ébène sur laquelle trônaient de magnifiques statuettes du plus bel ivoire. Les sculptures avaient appartenu à la grand-mère de Salomé. Les figurines étaient anciennes. Elles représentaient les Gardiennes de la Famille. La vieille dame les avait honorées jusqu’à sa mort. Salomé hérita des sculptures de son aïeule Fatoumata Kulli Balli qui lui fit promettre d’en prendre soin car elles avaient traversé les générations, protégeant la famille.
Les deux cousines s’installèrent sur le lit.
– Je suis jalouse de toi, je t’envie. Tu as tout ! s’exclama Salomé. Tu as le droit de jouer avec les gamins du quartier, de manger des beignets, des poissons grillés et d’être dans un collège public. Moi, je…..
Etonnée, Séphora rétorqua :
– Mais pourquoi dis-tu cela ?
Salomé la fixa un long moment avant de répondre :
– J’ai réfléchi ! Je veux connaître ta vie. Ma mère m’interdit de sortir, de fréquenter les gamins, et même de manger des oranges ! Elle me fait croire que des branches pousseront sur ma tête si j’en mange !
– Même si elle ne te laisse pas sortir, toi au moins tu as tout ! répliqua Sephora. Tu es dans un collège privé, un chauffeur t’accompagne, tu devrais être satisfaite. C’est plutôt moi qui devrais changer de vie ! C’est moi qui devrais être jalouse de toi !
Perdue dans ses pensées, Salomé n’écoutait plus.
– Tu sais quoi ? On va essayer d’inverser les rôles ! Juste pour voir ! Oui ! Inverser les rôles ! Mais avant laisse-moi en parler à mon père.
Salomé ne perdit pas une minute. Elle raccompagna Séphora dans sa chambre puis se dirigea dans le bureau de son père. Elle savait que sa mère était absente. Elle était persuadée que Youssouf, son père, serait d’accord. Cet homme doux et bon avait toujours fait ses quatre volontés. Elle pénétra dans la pièce. Personne. Elle prit place près de la bibliothèque en acajou massif. Son regard se posa sur un tableau représentant la Palmeraie de Yaoundé.
L’arrière grand-père de Salomé avait fait fortune dans le commerce des palmiers. Pendant trois générations, la famille avait fabriqué et exporté de l’huile de palme. La recette avait été jalousement gardée, permettant à la famille de s’enrichir. Mais la concurrence avait obligé la famille à vendre à perte. Au fil des années, la main d’œuvre avait été licenciée. Les palmeraies avaient été laissées à l’abandon. Youssouf n’avait hérité que de la demeure familiale.
Youssouf était un homme bon, un homme qui connaissait la valeur du travail. Ses plus lointains ancêtres, des esclaves ramasseurs de coton avaient travaillé dur au service d’un maître impitoyable. Sa femme, Léonora ne lui avait jamais pardonné cette banqueroute. Quant aux origines de son époux, elle préférait les taire.
Léonora et lui s’étaient plu au premier regard. Ils s’étaient mariés. Envers et contre tous. Léonora avait bravé l’interdit du patriarche en choisissant d’épouser un homme comme Youssouf. Sephora était née peu après leur union, dans le bonheur et l’insouciance des premières années. Pourtant cette naissance avait semblé marquer le terme de quelque chose dans le cœur de cette femme à l’allure sévère. Les années d’amour semblaient lointaines dans les souvenirs de Youssouf. Il y pensait parfois. Salomé représentait tout pour cet homme solitaire qui se tenait là, devant elle.
Elle avait vu juste. Il suffit de quelques minutes pour convaincre son père.
A présent la nuit était tombée. Demain Salomé deviendrait Séphora.
Le lendemain matin, Salomé se réveilla avant les domestiques. Elle se rappela de la discussion de la veille. Elle se débarbouilla à la hâte puis rejoignit sa cousine encore endormie. Les jeunes filles se préparèrent et quittèrent la demeure au petit jour. Elles coururent se cacher dans un coin du jardin et échangèrent leurs affaires et leurs vêtements. Salomé chaussa les sans-confiance de sa cousine. Il fallait faire vite. Le chauffeur serait là d’une minute à l’autre. Quelques minutes plus tard, Salomé salua sa cousine d’un geste de la main puis elle se mit en route. Pour elle qui n’avait pas l’habitude d’aller à pied ce serait compliqué. C’était une première fois.
La marche dans les rues. La traversée du marché. Les vendeurs d’Atchomos. Le chant mélodieux des hommes d’église… La caresse de la terre humide sous ses pieds. La jeune fille était tellement fascinée par le monde qu’elle découvrait qu’elle perdit son chemin.
Au coin d’une rue, elle aperçut une horde de mounas qui jouaient près de baraquements. Elle voulut les rejoindre. Elle s’arrêta devant eux et les fixa un long moment. Une femme aveugle chantait agenouillée.
La traversée du marché fut un enchantement d’odeurs et de couleurs. Le fumet des poissons grillés lui donna faim. Elle déjeuna d’un pain chargé aux haricots rouges tout en contemplant les étals des sauveteurs qui s’alignaient à n’en plus finir. Piment, sorgho, manioc, macabo, viandes braisées, Poulet DG, n’kok, soya mariné aux épices, feuilles de follon sauté aux tomates, croquettes de Mboa, beignet de koki, atchomos. Ekié ! Quel régal pour les yeux !
Au coin de la rue, des commères étaient assises sous un vieux parasol, écossant des pois. Un peu plus loin, un parfum de frangipane monta jusqu’à ses narines. La vue d’un marchand de statuettes lui rappela la promesse à sa grand-mère. Bouleversée par tant d’émotions, Salomé reprit son chemin, se laissant guider par la vague des mounas qui se bousculaient devant l’école publique.
Sephora avait regardé sa cousine s’éloigner. La silhouette avait rapidement disparu. Elle se mit à réfléchir. Au fond, elle trouvait l’idée stupide. Ca n’allait jamais marcher. On la reconnaîtrait. Pire ! Sa méchante tante apprendrait la vérité. Tôt ou tard. Pourtant il fallait essayer. Coûte que coûte. Salomé aurait été déçue de ne pas aller à l’école publique. La folle ! Elle ne savait pas ce qui l’attendait ! Le bruit d’un moteur la tira de ses pensées. En toute hâte l’usurpatrice revêtit l’uniforme du Collège. Déterminée, elle s’avança puis monta dans la limousine. Elle était tendue. Elle savait : si cette première étape était un fiasco, tout le plan tomberait en morceaux. Son cœur se mit à cogner très fort lorsqu’ils franchirent les grilles de la villa.
Contre toute attente, le chauffeur ne tourna même pas la tête dans sa direction. Pas un regard. Pas un geste. Pas un mot. Comme s’il savait. Ne rien voir. Ne rien entendre. Ne rien comprendre. C’était sûrement ainsi que l’on matait les domestiques.
Tout le trajet se passa en silence.
Arrivée à l’internat, Séphora traversa timidement une cour vide. La jeune fille s’avança tête baissée pour dissimuler son visage. Quelques étudiants étaient déjà là, le nez plongé dans leurs cahiers. On la salua de loin. Tout allait bien. Pour l’instant.
En cours, cela commença à devenir compliqué. Là, on était bien obligé de lever la tête, d’écouter, et surtout de comprendre. Séphora se mit tout au fond de la classe pour se faire discrète mais c’était sans compter sur la professeure qui invita Salomé à venir au tableau réciter la leçon. Séphora comprit que les carottes étaient cuites et qu’elle serait démasquée dans quelques secondes.
3/ Chapitre 3
Texte à compléter
Séphora sentit des sueurs froides. Cette silhouette qui la fixait d’un regard perçant était celle de sa tante. Elle était donc démasquée ! Que venait-elle faire ici ? Sa colère serait terrible. Cette femme allait anéantir tout ce pour quoi elle s’était battue : un meilleur collège, un avenir plus prometteur. Séphora se rappela des paroles embarrassées de son oncle :
« Ne dis surtout pas à ta tante que je t’ai inscrite dans le même établissement que Salomé.
Je te dois une bonne éducation, mon enfant, même si cela ne plait pas à ta tante. » Sa voix tremblait. Séphora sentit que ces paroles étaient lourdes de sens. Pour finir, il lui avait confié des statuettes en lui ordonnant de les garder précieusement pour la protéger du mauvais sort que certaines personnes pouvaient lui jeter.
La sonnerie retentit. Salomé s’étonna du trouble de sa cousine.
« Je viens d’apercevoir ta mère » lui confia Séphora. Je suis terrorisée. Je ne peux rentrer chez toi. » Salomé fit un signe de tête en direction de la porte du collège. Elles se dirigèrent vers l’entrée en se mêlant au flot des élèves. Elles se retrouvèrent bientôt dans la ville.
Elles marchaient lorsque Salomé remarqua qu’un homme les suivait. Il les aborda :
« J’ai cru apercevoir des statuettes en votre possession. Je suis collectionneur de ces objets anciens. Ces statuettes très rares sont protectrices de la famille. Je souhaiterais vivement les acheter.
– désolée mais elles ne sont pas à vendre. »
Devant le refus de Séphora, il insista. Le ton de l’homme devint de plus en plus menaçant. Soudain, il arracha le sac des mains de Séphora et disparut à travers le dédale des petites rues. La jeune fille était anéantie d’avoir perdu ses statuettes protectrices. Les deux cousines décidèrent alors de prendre un bus pour se rendre dans un village proche. Elle savait qu’un sorcier pourrait les aider à retrouver les statuettes.
4/ Chapitre 4
Enfin, Salomé était sortie de cette prison dans laquelle ses parents l’enfermaient depuis toute petite. A présent, elle était dans le bus avec sa cousine qui semblait un peu préoccupée. Dans le bus, les filles discutèrent de tout et de rien mais soudain, à l’approche de la première maison indiquant l’entrée du village, la tension revint et le silence se fit pesant malgré le vrombissement du moteur.
Le trajet était assez long et Salomé, non-habituée à ces moyens de transports et à ces routes défoncées, le trouvait particulièrement fatiguant. Alors qu’elle observait, silencieuse, le paysage qui défilait sous ses yeux, Séphora portait toute son attention sur les statuettes protectrices qui pouvaient autant sauver leur vie que les plonger dans un malheur infini.
Les deux jeunes filles descendirent du bus. Émerveillée et un peu effrayée par ce qui l’entourait , Salomé suivait sa cousine de près. Elle regardait les enfants courir un peu partout en criant comme dans son village mais là, c’était différent. Là, ils couraient autour d’elle en riant. Là, elle n’était pas cachée derrière la grille, jalouse de leur liberté. A ce moment, elle se sentit plus vivante que jamais, au milieu de ce village totalement inconnu.Tout à coup, Séphora l’interpela, la sortant de sa rêverie :
« - Salomé, on est arrivée. ».
Elles n’eurent pas de mal à trouver le sorcier. Arrivées devant sa porte, elles restèrent un instant figées. Elles étaient perdues, perdues dans leurs désirs et leurs espoirs, perdues dans leurs peurs et leurs doutes. Le désir de retrouver les statuettes qui allaient changer leur vie suscitait beaucoup d’appréhension chez les deux fillettes et la peur, peur de découvrir ce sorcier derrière la porte.
Qui n’a pas entendu les légendes sur les sorciers guérisseurs ou maléfiques ? Ces sorciers qui prennent emprise sur votre âme et la contrôlent. Certains se font respecter dans la peur alors que d’autres dans la paix. Sur qui allaient-elles tomber ? Mais pas question de renoncer pensèrent les jeunes filles en toquant à la porte de la maison. Ces statues, il fallait qu’elles les récupèrent. Mais une question restait en suspens : Que leur demandera-t-il en échange de son aide ?
Après un long silence, Salomé se décida à pousser la porte, Alors qu’elle franchissait le palier de la maison, elle vit une silhouette s’enfuir par la porte de derrière. Elle entra dans la maison, suivie de sa cousine. Et soudain, elle entendit un cri qui déchira l’atmosphère. Elle ne sut d’abord pas d’où provenait ce son aigu, puis Salomé tourna la tête vers sa cousine. Son visage était décomposé et c’était de sa bouche qu’était sorti le cri. Ses yeux étaient rivés sur une forme inerte au fond de la pièce. Salomé se rapprocha, et, lorsqu’elle comprit ce qu’elle avait sous les yeux, elle se mit, elle aussi, à crier de toutes ses forces.
C’était un corps sans vie qui gisait là, au milieux d’une flaque de sang. On pouvait voir une longue entaille au niveau de son cœur qui ne battait plus. Ses yeux n’exprimaient plus rien, et un mince filet rouge coulait de sa bouche.
Salomé était paralysée, elle tomba à terre. Séphora reprit ses esprits et reconnut le sorcier. Elle n’osa pas s’approcher mais ses yeux étaient comme aimantés par ce cadavre. Elle remarqua que son poing était resté crispé, et qu’un petit papier en dépassait. Elle s’approcha mais se ravisa rapidement en sentant l’immonde odeur qui émanait de ce corps qui avait déjà rejoint le royaume des morts. Plusieurs minutes durant, elle ne sut quoi faire, puis, elle pensa à Salomé qui était toujours par terre dans un état de stupéfaction. Elle s’approcha alors de sa cousine, lui posa sur son épaule une main rassurante et lui murmura des paroles réconfortantes.
Ensemble, elles réussirent à surmonter leur peur et allèrent prendre le papier de la main du sorcier sans vie.
5/ Chapitre 5
Elles s’approchèrent ensemble, mais c’est Salomé qui prit délicatement le papier posé dans la main du sorcier. Le parchemin s’effrita au contact de sa paume, elle sursauta et fit un bond en arrière. Le cadavre était plus qu’effrayant, les yeux grand ouverts, blanc, faisant un contraste avec sa peau d’ébène qui était posée sur ses os. De son corps, émanait une odeur acre, qui prouvait qu’il avait été disposé là depuis plusieurs jours, face aux intempéries. Les ruines de cette maison en argile, laissaient passer le vent chaud de cette fin de saison sèche et les mouches s’agglutinaient près de son visage inanimé.
Salomé observa longuement le parchemin poussiéreux qui lui faisait monter les larmes aux yeux. Au moment où elle le déroula, une odeur de moisi emplit la salle. De petite lettres manuscrites y étaient écrites mais elles leur étaient inconnues. Séphora prit la parole.
« Tu y comprends quelque chose ?
– Non, mais cette ignorance m’agace. »
Tout à coup, un craquement sinistre se fit entendre.
« Peut être que nous devrions partir, rentrer à la maison et oublier toute cette histoire, dit Séphora d’une voix tremblante et emplie de peur.
– Et renoncer à récupérer les statuettes, si près du but ! Jamais ! Va t’en si tu veux mais moi, je reste ! »
Séphora tourna les talons, et s’en alla les larmes aux yeux, sous le regard sans vie du cadavre. Salomé la regarda s’éloigner, et quand le bruit de ses pas ne fut plus distinguable, elle jeta un regard perçant sur la pièce, d’un œil où les larmes perlaient.
De nouveau, un craquement retentit. Plus qu’effrayée, Salomé s’accroupit dans la pièce. Elle était recroquevillée face à une bibliothèque de bois de moabi, où on pouvait apercevoir les rainures de l’arbre. La bibliothèque était peu chargée mais contenait des livres uniques, certainement d’une grande richesse et détonait étrangement dans ce lieu.
Elle balaya du regard les étagères, et tout à coup, son regard s’arrêta sur un des livres. Elle revit son ancienne maison, la bibliothèque magistrale du bureau, ce livre qu’elle avait tant de fois observé pour fuir le regard assassin de sa mère. Ce livre auquel sa mère tenait tant et qu’elle classait précieusement au sommet, dont la lecture lui avait été interdite et qui, depuis quelques temps, avait disparu. Ah... Ce livre !
Elle le prit délicatement. Il était anormalement lourd. Elle l’ouvrit. Evidé, celui-ci contenait les statuettes ! Soulagée, elle ne vit pas tout de suite la photo sépia. Elle put observer un nourrisson au regard brillant dans les bras de sa mère ainsi qu’une petite fille, tenant la main de son père. Choquée , elle comprit enfin le lien qui l’unissait à Séphora. Elle fut prise de tremblements, fit tomber le livre et une larme atterrit sur l’image...