histoire 6

Prologue

La décision de quitter la ville pour s’installer à la campagne murissait depuis plusieurs années dans l’esprit de Monsieur et Madame Morin-Diallo. Les problèmes d’asthme de Sarah, la petite dernière, et les plaintes incessantes des voisins lorsque les jumeaux Lucas et Salomon jouaient dans la cour de leur résidence du centre-ville de Lyon avaient fini par les convaincre de faire le grand saut. Alors, un matin d’août, les cinq Lyonnais accompagnés de leur chien et de leur chat s’étaient installés dans un coin reculé d’Ardèche au bord de la rivière la Bourges, dans une jolie maison de pierre abandonnée depuis seulement six mois. La santé déclinante du couple de retraités qui y avait vécu les avait poussés à rejoindre la vallée non loin d’un centre hospitalier et des services qu’il proposait aux personnes âgées. Les parents Morin-Diallo, Laurence et Driss, tout sourires, se réjouissaient. Enfin ils réalisaient leur rêve, offraient à leurs enfants de sept et douze ans un cadre de vie proche de la vie sauvage, où l’air était peu pollué et qui permettrait à leur progéniture d’évoluer au grand air, dans un milieu sain au plus près de la nature. Dès les premiers jours, la respiration de Sarah se fit plus fluide, aucun accès de toux à déplorer, son teint s’était éclairci, elle était radieuse, son père et sa mère s’en félicitait. Quant aux garçons, ils n’en revenaient pas de disposer d’un terrain de jeu qui leur semblait illimité. Ils couraient dans les bois, dévalaient les pentes à s’en couper le souffle, sautaient dans les cascades, s’aspergeaient d’eau dans la rivière, hurlant et riant sans déranger personne, un vrai bonheur.
Or, ce dont aucun d’entre eux ne se doutait, c’était que le vide de la maison qu’ils venaient d’investir n’était qu’apparent. En effet, cachés dans les nombreux recoins des deux étages que les Morin-Diallo occupaient, ainsi que dans le grenier, dans la cave, au beau milieu de ce qui avait été un potager, sur la rivière et partout sur ses rives, fourmillait un grand nombre d’espèces de la faune et de la flore locale. Des bactéries invisibles à l’œil nu, des insectes plus ou moins faciles à vivre, des reptiles surtout de petites tailles, des mammifères petits et grands, jusqu’aux oiseaux qui volaient librement au-dessus de la nouvelle demeure de Laurence et de Driss. Sans le savoir, les cinq bipèdes citadins et leurs deux animaux de compagnie bouleversaient tout un écosystème qui avait appris à exister sans devoir composer avec des humains.
Laurence entreprit d’abord de s’occuper du jardin qu’elle voulait rendre joli. Elle s’arma d’une énorme paire de ciseaux en métal et d’autres ustensiles et commença par se charger des mauvaises herbes : elle défrichait, éliminait toutes les plantes qui lui semblaient laides ou inutiles, une hécatombe. Dans la remise, Driss fut ravi de trouver une tondeuse à gazon dont le réservoir contenait encore suffisamment de carburant. Afin de rendre les alentours de leur propriété plus ordonnée, il sortit l’engin, et l’alluma. Un bruit de moteur vint perturber le calme à une centaine de mètres à la ronde, semant l’effroi dans la nature, d’autant que la fumée noire qui s’en échappait était irrespirable. Alors qu’ils jouaient dans le lit de la rivière, les deux garçons n’hésitaient pas à s’emparer de cailloux qu’ils jetaient à la surface pour s’éclabousser, sans se rendre compte qu’ils retiraient leurs abris à des crustacés livrés subitement sans secours aux attaques de leurs prédateurs. Leur chien, encore jeune et turbulent, ne sachant plus où donner du museau, pourchassait les papillons affolés, creusait la terre en arrachant les racines nécessaires à la survie des plantes, ses jeux détruisaient aussi l’habitat d’insectes incapables de vivre au grand jour. Le chat aussi jubilait, il avait à sa disposition un vaste terrain de chasse où les rongeurs dont il raffolait, découvraient bien trop tard son habileté et sa redoutable efficacité. Le petit félin ne mit pas vingt-quatre heures à s’adapter à son nouvel environnement, il en devint le principal prédateur.
En se rencontrant, deux univers qui n’aspiraient pourtant qu’à vivre en paix entraient en collision. Mais, ignorés par les humains, c’était au monde des plantes et des animaux de réagir, d’observer attentivement le comportement des nouveaux venus afin de s’y adapter, puis de trouver rapidement les moyens de cohabiter avec ceux qu’ils considéraient comme des intrus qui leur compliquaient l’existence.

histoire 6
Leonora Miano

1/ Chapitre 1

Salomé n’avait pas vu sa mère de la journée. A peine l’avait-elle entendue quitter la maison, le moteur de sa voiture vrombissant à l’aurore, les roues du véhicule crissant sur le gravier blanc de l’allée, avant de s’élancer à l’extérieur. Elle s’en allait tôt pour éviter les embouteillages, traverser la ville, passer à temps le pont qui la coupait en deux, être la première arrivée au dispensaire. En réalité, elle n’était jamais vraiment la première sur les lieux. Des malades se bousculaient déjà aux portes. Des femmes portant leurs enfants sur la hanche. Jeunes gens atteints de paludisme chronique. Des vieillards dont il faudrait retirer des vers de Cayor ou traiter les filaires. Une foule dont il faudrait se charger jusqu’à la tombée de la nuit. C’était lundi. La semaine serait longue et harassante.
Rentrée du collège où elle venait d’entrer en classe de sixième après avoir été brillamment reçue au concours national sans lequel la chose n’était pas envisageable, Salomé tournait en rond dans la maison. Le chauffeur était passé la prendre comme toujours, et l’avait ramenée sans faire de détour. Elle ne l’avait pas prié de s’arrêter pour acheter des soyas, ces brochettes de bœuf vendues aux abords des rues, dont la consommation lui était interdite. Elle ne lui avait pas non plus demandé d’attendre qu’elle s’offre un cône d’arachides grillées, dont un marchand faisait sauter les pelures en l’air avant de servir ses clients. En temps normal, Salomé ne reculait pas devant ces manquements aux lois parentales, dépensant allègrement son argent de poche, afin de se sentir appartenir au peuple de son pays. Vivre comme les autres. Etre un temps parmi eux, pas seulement à côté.
La chambre de sa cousine Sephora se trouvait à côté de la sienne. Elle eut envie d’y pénétrer pour l’attendre comme elle le faisait souvent, préparant une partie de Monopoly ou de Scrabble. Elles aimaient jouer avant de se consacrer à leurs devoirs. Sephora ne tarderait plus, à présent. La perspective de ces amusements ne suscita qu’une joie éphémère chez Salomé. Elle resta interdite devant la porte, se remémorant les paroles de sa mère. C’était de Sephora et de son frère Abel qu’elle parlait, lorsqu’elle avait dit : « Ce sont nos gens. » Hier, Abel était passé voir sa sœur. Il était aussi porteur d’un message envoyé par ses parents à ceux de Salomé. Le contenu de la missive était un mystère. Tout ce que Salomé savait, c’était que sa mère s’était emportée, qu’elle avait crié, que son mari lui avait demandé pourquoi parler sur ce ton à un enfant. C’était là qu’elle avait lancé : « Ce sont nos gens, je leur parle comme il me sied… »
Salomé tourna les talons, se dirigea vers sa chambre, se laissa choir sur son lit. La bonne avait pris soin de mettre en marche le climatiseur. Une fraîcheur apaisante enveloppait les lieux. Elle laissa errer son regard dans la pièce. Un revêtement rose couvrait les murs. Il y avait un bureau en acajou, des étagères supportant des livres et, sur la table de chevet, un ghetto blaster reçu à Noël. Une épaisse moquette tapissait le sol, si bien qu’elle n’entendait jamais le bruit de ses propres pas, quand elle se trouvait dans cette pièce. Face au lit, une porte donnait sur une salle de bain, avec un dressing mitoyen. C’était là que Sephora venait faire sa toilette. Sa chambre à elle ne disposait pas des mêmes commodités. Ses vêtements étaient rangés dans une malle, comme s’il lui fallait se tenir prête à s’en aller à tout moment.
La fillette se mit à songer, pour la première fois, à toutes les différences qu’elle n’avait jamais interrogées. Sephora vivait dans la même maison, mais fréquentait une école publique, dans un des quartiers populaires de la ville. Le chauffeur ne l’y conduisait pas. Elle prenait un taxi de ramassage [1] pour s’y rendre, rentrait quelquefois à pied pour économiser un peu d’argent. Le samedi, alors que Salomé faisait la grasse matinée, il n’était pas rare que sa mère envoie Sephora au marché ou ailleurs, faire quelque commission. Il n’y avait là rien qui ressemble à de la torture, Sephora n’était pas maltraitée. D’ailleurs, elle ne se plaignait de rien. Ses parents l’avaient confiée à ses oncle et tante, parce qu’ils pensaient qu’elle aurait, grâce à eux, de meilleures chances dans la vie.
Au fond d’elle Salomé entendait une petite voix lui dire qu’il y avait quelque chose. Ce n’était pas uniquement parce que Sephora n’était pas leur enfant, que ses parents ne s’adressaient jamais à elle en français, ne lui parlant que cette langue ancestrale qu’ils ne transmettaient pas à leur fille. Ce n’était pas pour cette seule raison que ses vêtements n’étaient jamais commandés à la Redoute, ni achetés dans les magasins hors de prix où se rendaient les expatriés européens pour maintenir leur style de vie. Et si elle ne s’autorisait à regarder un film sur le magnétoscope qu’à l’invitation de Salomé, ce n’était pas, là non plus, parce que cette maison n’était pas celle de ses géniteurs. C’était parce qu’elle appartenait à cette caste mystérieuse, celle des « nos gens ».
Le cœur de Salomé se glaça, lorsqu’elle entendit grincer le portail. Sephora rentrait. Elle l’entendit prendre gaiement congé d’une camarade de classe. Le gravier blanc de l’allée bruissa sous ses pieds comme tous les jours, et comme tous les jours, elle s’arrêta pour humer le parfum des fleurs du frangipanier planté dans la cour, face au manguier, à quelques pas d’un arbre du voyageur dont on prenait grand soin. Sephora avait l’âge d’être en troisième, mais elle n’était qu’en cinquième à cette année, ayant échoué à deux reprises au concours d’entrée en sixième. C’était après son second échec à l’examen national qu’elle était venue vivre avec eux. Salomé se souvenait du conseil de famille qui avait entériné la décision. Puisqu’on ne lui disait jamais rien ou pas grand-chose d’important, elle avait écouté aux portes. Ses parents l’ignoraient, mais elle comprenait parfaitement la langue secrète, la langue non transmise des ancêtres.
Bientôt, on frappa trois coups guillerets à la porte de sa chambre. Le sourire de Sephora illumina la pièce, et son accent d’enfant des quartiers envahit l’espace : « Tu es déjà là ! Je t’ai gardé. » Ces derniers mots signifiaient qu’elle avait pensé à sa cousine, et lui avait rapporté quelque friandise proscrite, afin de partager avec elle la saveur du pays réel. Salomé se redressa, incapable, toutefois, de lui rendre son sourire. Devant la mine étonnée de cette cousine dont elle n’était plus certaine de connaître le statut, elle dit simplement : « Il faut qu’on parle. »

histoire 6
Collège Laurent Mourguet

2/ Chapitre 2

Un secret sous le frangipanier

Les deux cousines allèrent s’installer sur la terrasse pour profiter de la douceur de la fin de journée.
« Ce sont nos gens », cette parole maternelle trottait dans sa tête et Salomé ne comprenait rien. Sa mère ne lui avait rien clairement dit lorsqu’elle l’avait interrogée.
Elle avait déjà lu cette expression quelque part, dans un livre qui parlait du folklore Bwele mais ne voyait pas bien ce que cette phrase pouvait faire dans la bouche de sa mère ni pourquoi elle s’était exprimée ainsi. Depuis, elle avait cherché les mots qu’elle pourrait utiliser quand elle s’adresserait à Sephora. Salomé, qui d’ordinaire était joyeuse et souriante, semblait comme sur le point de découvrir une chose terrifiante, horrible, taboue peut-être. Elle sentait les larmes qui lui montaient aux yeux.
Elles avaient toujours été très proches, complices, confidentes. Sa gorge, nouée, l’empêchait de s’exprimer normalement. Enfin, elle articula :
« Tu sais, je commence à grandir et j’aimerais comprendre beaucoup de choses.
J’aimerais aussi connaître la raison pour laquelle nous sommes ...commença Salomé.
Différentes ? Je ne vois pas vraiment où tu veux en venir...répliqua Sephora
Salomé sentait une distance s’établir entre elles et ne ne savait pas comment trouver les mots pour aborder ce sujet délicat,
Par exemple je me demande pourquoi je vais dans une école privée alors que toi tu vas dans une école publique, pourquoi j’ai un chauffeur et pas toi... Puis, après quelques secondes elle ajouta dans un souffle
Pourquoi vis-tu chez moi ? Explique-moi, j’ai besoin de savoir...
Écoute, c’est un peu compliqué...
Je crois que je suis désormais en mesure de comprendre.
Lorsque j’étais encore un bébé, ta Tante et ton Oncle avaient du mal à subvenir à nos besoins . Mon frère Abel, que tu connais, était déjà leur sixième fils et tes parents, riches et alors sans enfant, sont venus proposer un marché à notre famille. Elle hésita avant de poursuivre, chercha ses mots puis dit :
Mes parents m’ont … confiée aux tiens... »
Salomé était toute déboussolée. Elle semblait percevoir un soupçon d’ironie dans ce « confiée ». Comment avait-elle pu passer à côté de cette vérité durant toutes ces années ; voilà la question qui trottait dans sa tête depuis maintenant quelques secondes.
« Mais comment cela est-ce possible ? Comment mes parents ont pu faire une chose pareille ?
Tu sais dans la vie, on n’a pas toujours le choix. Ce n’était peut être pas la meilleure des solutions, certes mais cela nous a sauvés de la misère et finalement, je ne suis pas si malheureuse que ça ! Tu vois, nous avons la chance de bien nous entendre. Profitons de tout ce qui nous entoure sans penser à nos différences.
C’est vrai, tu as raison. Mais …
Sephora scrutait le visage anxieux de sa cousine et lut dans son regard tant de tristesse qu’elle s’exclama :
Chut ! Il n’y a pas de mais. Viens, suis-moi, je vais te montrer ce que la vie représente vraiment ! »

Elle prit Salomé par le bras et elles quittèrent la terrasse en direction de la rue principale. Une fois arrivées, une panoplie de couleurs, d’odeurs ainsi que de sons se propageait de part et d’autre de la rue. Salomé ne savait plus où donner de la tête !
Sephora lui indiqua une marchande de rue qui vendait des soyas succulents fraîchement préparés. Salomé hésita un instant à en prendre mais cette hésitation fut brève. Une explosion de saveurs s’étendit dans son palais.
Sephora s’arrêta devant Elikya, la marchande d’arachides qu’elle connaissait depuis toute petite.
Puis, elle se dirigea vers Musampa, s’approcha alors pour humer les effluves de viande grillée.
 -Alors petite gourmande, tu viens encore acheter des brochettes ?
 Ah oui, c’est mon péché mignon, répondit-elle avec un sourire en coin.
Tandis que Salomé continuait de flâner et de s’étourdir d’odeurs, de sons, d’images dont elle n’avait pas souvent l’occasion de profiter, son regard croisa celui d’un bouquiniste en train de ranger un livre assez décrépit sur son étal. Elle fut intriguée par la couverture qui représentait un masque du même type que celui que Keisha et Karome, les vieux domestiques de ses parents, avec qui elle avait passé une grande partie de son enfance, conservaient précieusement, accroché sur un mur de la petite pièce à vivre qu’ils avaient dans une dépendance aménagée de la maison. Maintenant qu’elle était au collège, elle avait moins de temps pour discuter avec eux et les aider en cachette de sa mère. Ils lui avaient un jour expliqué qu’il leur venait de leurs ancêtres, le peuple des Isedu.
Elle s’approcha alors pour le feuilleter et décida de l’acheter. Quand elle demanda le prix au vieil homme, il lui dit qu’il lui en faisait cadeau car c’était rare qu’une jeune fille de son âge s’intéresse à de telles choses. Elle repartit ravie, après l’avoir remercié chaleureusement. Elle savait que ce livre l’aiderait à comprendre. Son titre était Histoire d’une rivalité entre les clans Isedu et Bwele .
Les deux cousines quittèrent la rue bruyante et animée pour se rendre dans un endroit plus calme ; la réserve naturelle de Mayumba. Elles prirent un nombre incalculable de chemins et marchèrent longtemps dans la douceur du soir.
Elles s’assirent un moment pour reprendre haleine ; c’est à cet instant même qu’elles aperçurent des Barges Rousses ainsi que des Baza Coucou voler au-dessus de leurs têtes.
Elles les observèrent avec attention partir en direction du sud.
Sur le chemin du retour, Sephora montra un arbre du voyageur à Salomé subtilement magnifique. Elles s’installèrent dessous pour profiter de la vue sur la nature si belle et protégée qu’offrait ce paysage somptueux.
Salomé aperçut, non loin de ses pieds, un splendide arbuste chargé de nombreuses fleurs roses dégradé avec une légère teinte de blanc, des fleurs de frangipanier.
C’est ce moment paisible que choisit Sephora pour annoncer à sa cousine d’une voix étrangement calme :
 Tes parents ont décidé de me confier à des personnes que nous ne connaissons ni l’une, ni l’autre. Je ne veux pas.
Son regard s’attarda sur le paysage qui les entourait.
 Je ne voudrais pas quitter cet endroit.
Elle prit une grande inspiration.
 J’ai décidé de partir.
 Mais où iras-tu ? Répliqua Salomé, incrédule.
 Écoute, j’ai prévu de rejoindre mon frère Abel qui est maintenant en France. Il connaît des personnes qui pourront m’aider à le retrouver. Est-ce que tu veux venir avec moi ?

histoire 6
Collège Elsa Triolet

3/ Chapitre 3

 Est-ce que tu veux venir avec moi ?
Salomé ne répondit pas tout de suite. Elle ne s’attendait pas à être mêlée à toute cette histoire, une histoire dont elle ne connaissait aucun détail. Mais elle voulait à tout prix aider sa cousine. Elle accepta donc sa proposition sans manifester aucune hésitation.

 Mais oui ! Bien sûr !

 Ecoute… Je ne veux pas te blesser. Je dois te parler de quelque chose…

Salomé fut intriguée mais resta calme.

 Abel m’a dit que tu avais un frère…. Je t’en prie. Ne pose aucune question… Tu sauras tout lorsque nous serons en France. Je te le jure !

Cette fois, Séphora était allée trop loin. Elle ? Salomé ? Elle avait un frère ? Elle ? Elle, qui avait toujours vécue seule ? Elle qui ne partageait rien avec personne ? Elle, l’enfant unique ! Non ! Impossible ! Salomé n’en croyait pas un mot ! Pourtant elle savait au plus profond d’elle-même que sa cousine disait vrai. Un frère… Elle ne pouvait plus nier la vérité. Cette vérité.

 Je… Mes parents sont au courant… Mes parents…. Il faut que je parle !

 Oh non ! Tu ne diras rien ! Ecoute seulement.

Tandis que Séphora expliquait à sa cousine le plan qu’elle avait élaboré, Salomé tournait et retournait le passé dans sa tête. Un frère… Elle finirait par tout comprendre… Patience…

Les deux cousines passèrent à l’action. Salomé alla voir ses parents pour leur demander la permission d’aller en France. Sa cousine l’accompagnerait. Elles l’avaient bien mérité ce séjour, vu leurs résultats scolaires. Et puis, elles prétextèrent un besoin de changer d’air. A l’approche des vacances scolaires, ce serait fabuleux !

Ce fut un non catégorique de la part de la mère de Salomé. Son père, quant à lui gardait le silence. Comme d’habitude.
Les deux cousines allèrent se coucher. Le père profita d’un moment de calme pour revenir à la charge. Il rappela à son épouse que lorsqu’elle était jeune, elle avait elle aussi eu cette envie de changer d’air. La demande des deux adolescentes n’avait rien d’extraordinaire. La mère resta sourde.

Le lendemain, le père de Salomé annonça la bonne nouvelle aux cousines. Ils partaient tous les trois.

histoire 6
Leonora Miano

4/ Chapitre 4

Quelques semaines après ses révélations bouleversantes, le père de Salomé avait eu l’idée de les emmener toutes les deux à l’étranger. C’était un bon moyen de leur changer les idées. Cela aurait aussi l’avantage de démontrer que ces histoires appartenaient au passé, qu’il ne faisait entre elles aucune différence. Pourtant, il n’avait pas proposé que, dès la rentrée, Sephora soit inscrite dans le collège privé que fréquentait Salomé. Cette dernière ne voyait donc pas en quoi la situation serait modifiée. La chose suivante lui apparaissait : son père, et pas les parents de sa cousine, avait les moyens de leur offrir un séjour en Europe. Il en était ainsi parce qu’il avait hérité des privilèges de ceux de sa caste et, même s’il ne partageait pas les vues de ses ancêtres, c’était à eux, en partie, qu’il devait ses avantages sociaux. Poussant plus loin sa réflexion, elle se rendait compte que toutes ces choses lui seraient transmises, bien qu’à son corps défendant. Un patrimoine souillé.
Le jour où il lui avait dévoilé le sens de cette curieuse expression « nos gens », elle s’était enfuie de la maison. Le mot de fuite ne convenait pas tout à fait, dans la mesure où il lui était vite apparu qu’elle n’aurait aucun plaisir à coucher dehors. La ville n’était pas sûre, surtout pour les gamines de son âge. Au terme d’un périple à travers les quartiers populaires, elle avait fini par rentrer à la maison. Chaque visage contemplé, chaque regard croisé, l’avait placée face à une douloureuse interrogation sur les antécédents familiaux des personnes rencontrées. Descendaient-elles de possesseurs ou de possédés ? Pour Salomé, il n’y avait plus que ces deux catégories d’humains dans la ville entière, le pays entier. Ceux qui pouvaient encore lancer : « Ce sont nos gens », et les autres, qui ne devaient que baisser les yeux face aux premiers.
A son retour dans la demeure désormais honnie pour ce qu’elle représentait, elle avait dû affronter le courroux de sa mère devant sa mini fugue. Seule l’intervention de son père lui avait permis d’être autorisée à dîner. Elle avait mangé très vite, dans la cuisine, avant d’être consignée dans sa chambre. Au milieu de la nuit, à l’heure où la Création tombe sous le règne des forces invisibles, Sephora était venue se glisser dans son lit. D’abord, elles n’avaient pas dit un mot, ne faisant qu’écouter les bruits nocturnes. Le souffle du vent, des cris d’insectes, des craquements à l’origine imprécise. Puis, Sephora lui avait demandé si elle lui en voulait de n’avoir pas souhaité répondre à ses questions. Salomé avait répondu que non. A présent qu’elle savait, il lui était aisé de comprendre pourquoi ce sujet dérangeait sa cousine. Se redressant dans l’obscurité, elle avait dit : « J’ai honte de tout cela. Je voudrais que ces choses n’aient jamais existé… » Sephora avait approuvé ces paroles, lui faisant promettre de ne plus aborder le sujet.
Alors, elles n’en parlaient pas. Entre elles, tout se passait comme avant. Néanmoins, quelque chose criait dans le cœur de Salomé. A travers la vitre de la voiture climatisée, l’adolescente regardait au dehors, la ville qui se déployait, la population si chaleureuse de son pays. Les habituelles scènes de rue. Enfants tenant des assiettes en émail dans lesquelles une marchande déposerait bientôt des beignets de maïs. Poivrots attardés dans les bars. Anciens de l’Eglise sortant du culte, vêtus de blanc. La parole, toujours haute. Le rire, permanent. Les railleries, marque d’affection et d’inclusion. Quelles blessures secrètes se cachaient derrière cette beauté ? Quelles humiliations dissimulées sous la joie de vivre ? L’histoire qu’elle avait apprise n’était pas exceptionnelle. Des récits similaires, peut-être même pires, existaient dans d’autres familles. D’après ce qu’elle avait compris, si l’origine des aïeux de Salomé était connue, dans bien des cas, on n’en savait plus rien. Comme son père garait la berline sur le parking de l’aéroport, elle déclara : « Je ne veux pas aller en Europe. Avant, j’aimerais que maman présente ses excuses à Sephora et à Abel, pour les avoir traités d’esclaves. »

histoire 6
Christelle BARRAGO

5/ Chapitre 5

Le père comprit et alla parler avec sa femme loin des oreilles indiscrètes. Ils s’éclipsèrent quelques minutes au fond du jardin. Après un bref échange, la mère de Salomé annonça qu’elle refusait de s’excuser auprès de ceux qu’elle qualifiait d’inférieurs. Quant à Salomé, convaincue par sa cousine, elle accepta de partir en Europe sans sa mère.

Salomé, son père et Séphora se préparèrent pour rejoindre Abel en France. Salomé jeta un dernier coup d’oeil à sa chambre : elle laissait derrière elle ses plus beaux souvenirs d’enfance. Elle regarda aussi par la fenêtre, une larme de nostalgie coula sur sa joue délicate. Elle prit ses bagages descendit au salon où elle retrouva Séphora, puis les trois voyageurs prirent le chemin de l’aéroport.

Cette histoire était loin derrière eux maintenant, ils avaient pris l’habitude des nouveaux paysages : des immeubles à perte de vue, des autoroutes encombrées aux heures de pointe, des bouches de métro vomissant des flots d’hommes et de femmes toujours plus pressés.
Salomé et Séphora s’étaient intégrées au monde occidental. Cela n’avait pas été si simple. Il avait fallu renoncer à leur mère qui était restée campée sur ses positions et refusait toujours de se soumettre à ce qu’elle qualifiait encore « d’esclavage moderne » : le fait de se mettre au service des européens. Il avait aussi fallu renoncer à leur standing bourgeois et se contenter d’un petit trois pièces au 17ème étage d’une tour grise.
Séphora avait fini par trouver un emploi de serveuse dans un petit restaurant, qui lui permettait de payer le loyer. Pour remercier Marion, la gérante de l’établissement, Séphora l’invita à dîner chez elle, afin de lui faire goûter des plats traditionnels camerounais ; tels que le poulet DG accompagné de Foufou, et le fameux « Ca va ce savoir ». Le dîner se déroula merveilleusement bien. Abel et Marion s’y rencontrèrent. Peu-à-peu , ils apprirent à se connaître, et des sentiments naquirent en leur cœur. Ils devinrent inséparables.
Salomé quant à elle était tombée dans la petite délinquance et gagnait un peu d’argent afin de pouvoir financer ses études. Elle n’était plus la petite fille qui jouait sous son arbre à palabres. Elle était devenue rebelle sans que sa famille ne le sache.

En juillet, les tourtereaux se fiancèrent. Salomé repensa à sa mère qui lui manquait terriblement, et décida de l’appeler afin de prendre de ses nouvelles. Elle lui annonça le mariage de son cousin, espérant au fond d’elle qu’elle les rejoindrait pour la cérémonie. Peut-être alors serait-elle prête à présenter les excuses tant attendues.

Le moment venu, toute la famille était excitée et Salomé était anxieuse à l’idée des retrouvailles. La cérémonie touchait à sa fin et la mère n’était toujours pas arrivée.

Le matin-même, à vingt kilomètres de là, un bruit fracassant avait surpris les habitants de Rosny-sous-Bois. C’était l’explosion du vol AF347 en provenance de Douala.

Je me souviens de ce jour comme si c’était hier. Le téléphone retentit pendant la cérémonie, et l’inspecteur Drevet annonça la terrible nouvelle à votre grande tante. Vous ne devez jamais oublier l’histoire de votre famille, les enfants. A votre tour, viendra le jour où vous la transmettrez. 

histoire 6
Leonora Miano

1/ Chapitre 1

Salomé n’avait pas vu sa mère de la journée. A peine l’avait-elle entendue quitter la maison, le moteur de sa voiture vrombissant à l’aurore, les roues du véhicule crissant sur le gravier blanc de l’allée, avant de s’élancer à l’extérieur. Elle s’en allait tôt pour éviter les embouteillages, traverser la ville, passer à temps le pont qui la coupait en deux, être la première arrivée au dispensaire. En réalité, elle n’était jamais vraiment la première sur les lieux. Des malades se bousculaient déjà aux portes. Des femmes portant leurs enfants sur la hanche. Jeunes gens atteints de paludisme chronique. Des vieillards dont il faudrait retirer des vers de Cayor ou traiter les filaires. Une foule dont il faudrait se charger jusqu’à la tombée de la nuit. C’était lundi. La semaine serait longue et harassante.
Rentrée du collège où elle venait d’entrer en classe de sixième après avoir été brillamment reçue au concours national sans lequel la chose n’était pas envisageable, Salomé tournait en rond dans la maison. Le chauffeur était passé la prendre comme toujours, et l’avait ramenée sans faire de détour. Elle ne l’avait pas prié de s’arrêter pour acheter des soyas, ces brochettes de bœuf vendues aux abords des rues, dont la consommation lui était interdite. Elle ne lui avait pas non plus demandé d’attendre qu’elle s’offre un cône d’arachides grillées, dont un marchand faisait sauter les pelures en l’air avant de servir ses clients. En temps normal, Salomé ne reculait pas devant ces manquements aux lois parentales, dépensant allègrement son argent de poche, afin de se sentir appartenir au peuple de son pays. Vivre comme les autres. Etre un temps parmi eux, pas seulement à côté.
La chambre de sa cousine Sephora se trouvait à côté de la sienne. Elle eut envie d’y pénétrer pour l’attendre comme elle le faisait souvent, préparant une partie de Monopoly ou de Scrabble. Elles aimaient jouer avant de se consacrer à leurs devoirs. Sephora ne tarderait plus, à présent. La perspective de ces amusements ne suscita qu’une joie éphémère chez Salomé. Elle resta interdite devant la porte, se remémorant les paroles de sa mère. C’était de Sephora et de son frère Abel qu’elle parlait, lorsqu’elle avait dit : « Ce sont nos gens. » Hier, Abel était passé voir sa sœur. Il était aussi porteur d’un message envoyé par ses parents à ceux de Salomé. Le contenu de la missive était un mystère. Tout ce que Salomé savait, c’était que sa mère s’était emportée, qu’elle avait crié, que son mari lui avait demandé pourquoi parler sur ce ton à un enfant. C’était là qu’elle avait lancé : « Ce sont nos gens, je leur parle comme il me sied… »
Salomé tourna les talons, se dirigea vers sa chambre, se laissa choir sur son lit. La bonne avait pris soin de mettre en marche le climatiseur. Une fraîcheur apaisante enveloppait les lieux. Elle laissa errer son regard dans la pièce. Un revêtement rose couvrait les murs. Il y avait un bureau en acajou, des étagères supportant des livres et, sur la table de chevet, un ghetto blaster reçu à Noël. Une épaisse moquette tapissait le sol, si bien qu’elle n’entendait jamais le bruit de ses propres pas, quand elle se trouvait dans cette pièce. Face au lit, une porte donnait sur une salle de bain, avec un dressing mitoyen. C’était là que Sephora venait faire sa toilette. Sa chambre à elle ne disposait pas des mêmes commodités. Ses vêtements étaient rangés dans une malle, comme s’il lui fallait se tenir prête à s’en aller à tout moment.
La fillette se mit à songer, pour la première fois, à toutes les différences qu’elle n’avait jamais interrogées. Sephora vivait dans la même maison, mais fréquentait une école publique, dans un des quartiers populaires de la ville. Le chauffeur ne l’y conduisait pas. Elle prenait un taxi de ramassage [1] pour s’y rendre, rentrait quelquefois à pied pour économiser un peu d’argent. Le samedi, alors que Salomé faisait la grasse matinée, il n’était pas rare que sa mère envoie Sephora au marché ou ailleurs, faire quelque commission. Il n’y avait là rien qui ressemble à de la torture, Sephora n’était pas maltraitée. D’ailleurs, elle ne se plaignait de rien. Ses parents l’avaient confiée à ses oncle et tante, parce qu’ils pensaient qu’elle aurait, grâce à eux, de meilleures chances dans la vie.
Au fond d’elle Salomé entendait une petite voix lui dire qu’il y avait quelque chose. Ce n’était pas uniquement parce que Sephora n’était pas leur enfant, que ses parents ne s’adressaient jamais à elle en français, ne lui parlant que cette langue ancestrale qu’ils ne transmettaient pas à leur fille. Ce n’était pas pour cette seule raison que ses vêtements n’étaient jamais commandés à la Redoute, ni achetés dans les magasins hors de prix où se rendaient les expatriés européens pour maintenir leur style de vie. Et si elle ne s’autorisait à regarder un film sur le magnétoscope qu’à l’invitation de Salomé, ce n’était pas, là non plus, parce que cette maison n’était pas celle de ses géniteurs. C’était parce qu’elle appartenait à cette caste mystérieuse, celle des « nos gens ».
Le cœur de Salomé se glaça, lorsqu’elle entendit grincer le portail. Sephora rentrait. Elle l’entendit prendre gaiement congé d’une camarade de classe. Le gravier blanc de l’allée bruissa sous ses pieds comme tous les jours, et comme tous les jours, elle s’arrêta pour humer le parfum des fleurs du frangipanier planté dans la cour, face au manguier, à quelques pas d’un arbre du voyageur dont on prenait grand soin. Sephora avait l’âge d’être en troisième, mais elle n’était qu’en cinquième à cette année, ayant échoué à deux reprises au concours d’entrée en sixième. C’était après son second échec à l’examen national qu’elle était venue vivre avec eux. Salomé se souvenait du conseil de famille qui avait entériné la décision. Puisqu’on ne lui disait jamais rien ou pas grand-chose d’important, elle avait écouté aux portes. Ses parents l’ignoraient, mais elle comprenait parfaitement la langue secrète, la langue non transmise des ancêtres.
Bientôt, on frappa trois coups guillerets à la porte de sa chambre. Le sourire de Sephora illumina la pièce, et son accent d’enfant des quartiers envahit l’espace : « Tu es déjà là ! Je t’ai gardé. » Ces derniers mots signifiaient qu’elle avait pensé à sa cousine, et lui avait rapporté quelque friandise proscrite, afin de partager avec elle la saveur du pays réel. Salomé se redressa, incapable, toutefois, de lui rendre son sourire. Devant la mine étonnée de cette cousine dont elle n’était plus certaine de connaître le statut, elle dit simplement : « Il faut qu’on parle. »

histoire 6
Collège Laurent Mourguet

2/ Chapitre 2

Un secret sous le frangipanier

Les deux cousines allèrent s’installer sur la terrasse pour profiter de la douceur de la fin de journée.
« Ce sont nos gens », cette parole maternelle trottait dans sa tête et Salomé ne comprenait rien. Sa mère ne lui avait rien clairement dit lorsqu’elle l’avait interrogée.
Elle avait déjà lu cette expression quelque part, dans un livre qui parlait du folklore Bwele mais ne voyait pas bien ce que cette phrase pouvait faire dans la bouche de sa mère ni pourquoi elle s’était exprimée ainsi. Depuis, elle avait cherché les mots qu’elle pourrait utiliser quand elle s’adresserait à Sephora. Salomé, qui d’ordinaire était joyeuse et souriante, semblait comme sur le point de découvrir une chose terrifiante, horrible, taboue peut-être. Elle sentait les larmes qui lui montaient aux yeux.
Elles avaient toujours été très proches, complices, confidentes. Sa gorge, nouée, l’empêchait de s’exprimer normalement. Enfin, elle articula :
« Tu sais, je commence à grandir et j’aimerais comprendre beaucoup de choses.
J’aimerais aussi connaître la raison pour laquelle nous sommes ...commença Salomé.
Différentes ? Je ne vois pas vraiment où tu veux en venir...répliqua Sephora
Salomé sentait une distance s’établir entre elles et ne ne savait pas comment trouver les mots pour aborder ce sujet délicat,
Par exemple je me demande pourquoi je vais dans une école privée alors que toi tu vas dans une école publique, pourquoi j’ai un chauffeur et pas toi... Puis, après quelques secondes elle ajouta dans un souffle
Pourquoi vis-tu chez moi ? Explique-moi, j’ai besoin de savoir...
Écoute, c’est un peu compliqué...
Je crois que je suis désormais en mesure de comprendre.
Lorsque j’étais encore un bébé, ta Tante et ton Oncle avaient du mal à subvenir à nos besoins . Mon frère Abel, que tu connais, était déjà leur sixième fils et tes parents, riches et alors sans enfant, sont venus proposer un marché à notre famille. Elle hésita avant de poursuivre, chercha ses mots puis dit :
Mes parents m’ont … confiée aux tiens... »
Salomé était toute déboussolée. Elle semblait percevoir un soupçon d’ironie dans ce « confiée ». Comment avait-elle pu passer à côté de cette vérité durant toutes ces années ; voilà la question qui trottait dans sa tête depuis maintenant quelques secondes.
« Mais comment cela est-ce possible ? Comment mes parents ont pu faire une chose pareille ?
Tu sais dans la vie, on n’a pas toujours le choix. Ce n’était peut être pas la meilleure des solutions, certes mais cela nous a sauvés de la misère et finalement, je ne suis pas si malheureuse que ça ! Tu vois, nous avons la chance de bien nous entendre. Profitons de tout ce qui nous entoure sans penser à nos différences.
C’est vrai, tu as raison. Mais …
Sephora scrutait le visage anxieux de sa cousine et lut dans son regard tant de tristesse qu’elle s’exclama :
Chut ! Il n’y a pas de mais. Viens, suis-moi, je vais te montrer ce que la vie représente vraiment ! »

Elle prit Salomé par le bras et elles quittèrent la terrasse en direction de la rue principale. Une fois arrivées, une panoplie de couleurs, d’odeurs ainsi que de sons se propageait de part et d’autre de la rue. Salomé ne savait plus où donner de la tête !
Sephora lui indiqua une marchande de rue qui vendait des soyas succulents fraîchement préparés. Salomé hésita un instant à en prendre mais cette hésitation fut brève. Une explosion de saveurs s’étendit dans son palais.
Sephora s’arrêta devant Elikya, la marchande d’arachides qu’elle connaissait depuis toute petite.
Puis, elle se dirigea vers Musampa, s’approcha alors pour humer les effluves de viande grillée.
 -Alors petite gourmande, tu viens encore acheter des brochettes ?
 Ah oui, c’est mon péché mignon, répondit-elle avec un sourire en coin.
Tandis que Salomé continuait de flâner et de s’étourdir d’odeurs, de sons, d’images dont elle n’avait pas souvent l’occasion de profiter, son regard croisa celui d’un bouquiniste en train de ranger un livre assez décrépit sur son étal. Elle fut intriguée par la couverture qui représentait un masque du même type que celui que Keisha et Karome, les vieux domestiques de ses parents, avec qui elle avait passé une grande partie de son enfance, conservaient précieusement, accroché sur un mur de la petite pièce à vivre qu’ils avaient dans une dépendance aménagée de la maison. Maintenant qu’elle était au collège, elle avait moins de temps pour discuter avec eux et les aider en cachette de sa mère. Ils lui avaient un jour expliqué qu’il leur venait de leurs ancêtres, le peuple des Isedu.
Elle s’approcha alors pour le feuilleter et décida de l’acheter. Quand elle demanda le prix au vieil homme, il lui dit qu’il lui en faisait cadeau car c’était rare qu’une jeune fille de son âge s’intéresse à de telles choses. Elle repartit ravie, après l’avoir remercié chaleureusement. Elle savait que ce livre l’aiderait à comprendre. Son titre était Histoire d’une rivalité entre les clans Isedu et Bwele .
Les deux cousines quittèrent la rue bruyante et animée pour se rendre dans un endroit plus calme ; la réserve naturelle de Mayumba. Elles prirent un nombre incalculable de chemins et marchèrent longtemps dans la douceur du soir.
Elles s’assirent un moment pour reprendre haleine ; c’est à cet instant même qu’elles aperçurent des Barges Rousses ainsi que des Baza Coucou voler au-dessus de leurs têtes.
Elles les observèrent avec attention partir en direction du sud.
Sur le chemin du retour, Sephora montra un arbre du voyageur à Salomé subtilement magnifique. Elles s’installèrent dessous pour profiter de la vue sur la nature si belle et protégée qu’offrait ce paysage somptueux.
Salomé aperçut, non loin de ses pieds, un splendide arbuste chargé de nombreuses fleurs roses dégradé avec une légère teinte de blanc, des fleurs de frangipanier.
C’est ce moment paisible que choisit Sephora pour annoncer à sa cousine d’une voix étrangement calme :
 Tes parents ont décidé de me confier à des personnes que nous ne connaissons ni l’une, ni l’autre. Je ne veux pas.
Son regard s’attarda sur le paysage qui les entourait.
 Je ne voudrais pas quitter cet endroit.
Elle prit une grande inspiration.
 J’ai décidé de partir.
 Mais où iras-tu ? Répliqua Salomé, incrédule.
 Écoute, j’ai prévu de rejoindre mon frère Abel qui est maintenant en France. Il connaît des personnes qui pourront m’aider à le retrouver. Est-ce que tu veux venir avec moi ?

histoire 6
Collège Elsa Triolet

3/ Chapitre 3

 Est-ce que tu veux venir avec moi ?
Salomé ne répondit pas tout de suite. Elle ne s’attendait pas à être mêlée à toute cette histoire, une histoire dont elle ne connaissait aucun détail. Mais elle voulait à tout prix aider sa cousine. Elle accepta donc sa proposition sans manifester aucune hésitation.

 Mais oui ! Bien sûr !

 Ecoute… Je ne veux pas te blesser. Je dois te parler de quelque chose…

Salomé fut intriguée mais resta calme.

 Abel m’a dit que tu avais un frère…. Je t’en prie. Ne pose aucune question… Tu sauras tout lorsque nous serons en France. Je te le jure !

Cette fois, Séphora était allée trop loin. Elle ? Salomé ? Elle avait un frère ? Elle ? Elle, qui avait toujours vécue seule ? Elle qui ne partageait rien avec personne ? Elle, l’enfant unique ! Non ! Impossible ! Salomé n’en croyait pas un mot ! Pourtant elle savait au plus profond d’elle-même que sa cousine disait vrai. Un frère… Elle ne pouvait plus nier la vérité. Cette vérité.

 Je… Mes parents sont au courant… Mes parents…. Il faut que je parle !

 Oh non ! Tu ne diras rien ! Ecoute seulement.

Tandis que Séphora expliquait à sa cousine le plan qu’elle avait élaboré, Salomé tournait et retournait le passé dans sa tête. Un frère… Elle finirait par tout comprendre… Patience…

Les deux cousines passèrent à l’action. Salomé alla voir ses parents pour leur demander la permission d’aller en France. Sa cousine l’accompagnerait. Elles l’avaient bien mérité ce séjour, vu leurs résultats scolaires. Et puis, elles prétextèrent un besoin de changer d’air. A l’approche des vacances scolaires, ce serait fabuleux !

Ce fut un non catégorique de la part de la mère de Salomé. Son père, quant à lui gardait le silence. Comme d’habitude.
Les deux cousines allèrent se coucher. Le père profita d’un moment de calme pour revenir à la charge. Il rappela à son épouse que lorsqu’elle était jeune, elle avait elle aussi eu cette envie de changer d’air. La demande des deux adolescentes n’avait rien d’extraordinaire. La mère resta sourde.

Le lendemain, le père de Salomé annonça la bonne nouvelle aux cousines. Ils partaient tous les trois.

histoire 6
Leonora Miano

4/ Chapitre 4

Quelques semaines après ses révélations bouleversantes, le père de Salomé avait eu l’idée de les emmener toutes les deux à l’étranger. C’était un bon moyen de leur changer les idées. Cela aurait aussi l’avantage de démontrer que ces histoires appartenaient au passé, qu’il ne faisait entre elles aucune différence. Pourtant, il n’avait pas proposé que, dès la rentrée, Sephora soit inscrite dans le collège privé que fréquentait Salomé. Cette dernière ne voyait donc pas en quoi la situation serait modifiée. La chose suivante lui apparaissait : son père, et pas les parents de sa cousine, avait les moyens de leur offrir un séjour en Europe. Il en était ainsi parce qu’il avait hérité des privilèges de ceux de sa caste et, même s’il ne partageait pas les vues de ses ancêtres, c’était à eux, en partie, qu’il devait ses avantages sociaux. Poussant plus loin sa réflexion, elle se rendait compte que toutes ces choses lui seraient transmises, bien qu’à son corps défendant. Un patrimoine souillé.
Le jour où il lui avait dévoilé le sens de cette curieuse expression « nos gens », elle s’était enfuie de la maison. Le mot de fuite ne convenait pas tout à fait, dans la mesure où il lui était vite apparu qu’elle n’aurait aucun plaisir à coucher dehors. La ville n’était pas sûre, surtout pour les gamines de son âge. Au terme d’un périple à travers les quartiers populaires, elle avait fini par rentrer à la maison. Chaque visage contemplé, chaque regard croisé, l’avait placée face à une douloureuse interrogation sur les antécédents familiaux des personnes rencontrées. Descendaient-elles de possesseurs ou de possédés ? Pour Salomé, il n’y avait plus que ces deux catégories d’humains dans la ville entière, le pays entier. Ceux qui pouvaient encore lancer : « Ce sont nos gens », et les autres, qui ne devaient que baisser les yeux face aux premiers.
A son retour dans la demeure désormais honnie pour ce qu’elle représentait, elle avait dû affronter le courroux de sa mère devant sa mini fugue. Seule l’intervention de son père lui avait permis d’être autorisée à dîner. Elle avait mangé très vite, dans la cuisine, avant d’être consignée dans sa chambre. Au milieu de la nuit, à l’heure où la Création tombe sous le règne des forces invisibles, Sephora était venue se glisser dans son lit. D’abord, elles n’avaient pas dit un mot, ne faisant qu’écouter les bruits nocturnes. Le souffle du vent, des cris d’insectes, des craquements à l’origine imprécise. Puis, Sephora lui avait demandé si elle lui en voulait de n’avoir pas souhaité répondre à ses questions. Salomé avait répondu que non. A présent qu’elle savait, il lui était aisé de comprendre pourquoi ce sujet dérangeait sa cousine. Se redressant dans l’obscurité, elle avait dit : « J’ai honte de tout cela. Je voudrais que ces choses n’aient jamais existé… » Sephora avait approuvé ces paroles, lui faisant promettre de ne plus aborder le sujet.
Alors, elles n’en parlaient pas. Entre elles, tout se passait comme avant. Néanmoins, quelque chose criait dans le cœur de Salomé. A travers la vitre de la voiture climatisée, l’adolescente regardait au dehors, la ville qui se déployait, la population si chaleureuse de son pays. Les habituelles scènes de rue. Enfants tenant des assiettes en émail dans lesquelles une marchande déposerait bientôt des beignets de maïs. Poivrots attardés dans les bars. Anciens de l’Eglise sortant du culte, vêtus de blanc. La parole, toujours haute. Le rire, permanent. Les railleries, marque d’affection et d’inclusion. Quelles blessures secrètes se cachaient derrière cette beauté ? Quelles humiliations dissimulées sous la joie de vivre ? L’histoire qu’elle avait apprise n’était pas exceptionnelle. Des récits similaires, peut-être même pires, existaient dans d’autres familles. D’après ce qu’elle avait compris, si l’origine des aïeux de Salomé était connue, dans bien des cas, on n’en savait plus rien. Comme son père garait la berline sur le parking de l’aéroport, elle déclara : « Je ne veux pas aller en Europe. Avant, j’aimerais que maman présente ses excuses à Sephora et à Abel, pour les avoir traités d’esclaves. »

histoire 6
Christelle BARRAGO

5/ Chapitre 5

Le père comprit et alla parler avec sa femme loin des oreilles indiscrètes. Ils s’éclipsèrent quelques minutes au fond du jardin. Après un bref échange, la mère de Salomé annonça qu’elle refusait de s’excuser auprès de ceux qu’elle qualifiait d’inférieurs. Quant à Salomé, convaincue par sa cousine, elle accepta de partir en Europe sans sa mère.

Salomé, son père et Séphora se préparèrent pour rejoindre Abel en France. Salomé jeta un dernier coup d’oeil à sa chambre : elle laissait derrière elle ses plus beaux souvenirs d’enfance. Elle regarda aussi par la fenêtre, une larme de nostalgie coula sur sa joue délicate. Elle prit ses bagages descendit au salon où elle retrouva Séphora, puis les trois voyageurs prirent le chemin de l’aéroport.

Cette histoire était loin derrière eux maintenant, ils avaient pris l’habitude des nouveaux paysages : des immeubles à perte de vue, des autoroutes encombrées aux heures de pointe, des bouches de métro vomissant des flots d’hommes et de femmes toujours plus pressés.
Salomé et Séphora s’étaient intégrées au monde occidental. Cela n’avait pas été si simple. Il avait fallu renoncer à leur mère qui était restée campée sur ses positions et refusait toujours de se soumettre à ce qu’elle qualifiait encore « d’esclavage moderne » : le fait de se mettre au service des européens. Il avait aussi fallu renoncer à leur standing bourgeois et se contenter d’un petit trois pièces au 17ème étage d’une tour grise.
Séphora avait fini par trouver un emploi de serveuse dans un petit restaurant, qui lui permettait de payer le loyer. Pour remercier Marion, la gérante de l’établissement, Séphora l’invita à dîner chez elle, afin de lui faire goûter des plats traditionnels camerounais ; tels que le poulet DG accompagné de Foufou, et le fameux « Ca va ce savoir ». Le dîner se déroula merveilleusement bien. Abel et Marion s’y rencontrèrent. Peu-à-peu , ils apprirent à se connaître, et des sentiments naquirent en leur cœur. Ils devinrent inséparables.
Salomé quant à elle était tombée dans la petite délinquance et gagnait un peu d’argent afin de pouvoir financer ses études. Elle n’était plus la petite fille qui jouait sous son arbre à palabres. Elle était devenue rebelle sans que sa famille ne le sache.

En juillet, les tourtereaux se fiancèrent. Salomé repensa à sa mère qui lui manquait terriblement, et décida de l’appeler afin de prendre de ses nouvelles. Elle lui annonça le mariage de son cousin, espérant au fond d’elle qu’elle les rejoindrait pour la cérémonie. Peut-être alors serait-elle prête à présenter les excuses tant attendues.

Le moment venu, toute la famille était excitée et Salomé était anxieuse à l’idée des retrouvailles. La cérémonie touchait à sa fin et la mère n’était toujours pas arrivée.

Le matin-même, à vingt kilomètres de là, un bruit fracassant avait surpris les habitants de Rosny-sous-Bois. C’était l’explosion du vol AF347 en provenance de Douala.

Je me souviens de ce jour comme si c’était hier. Le téléphone retentit pendant la cérémonie, et l’inspecteur Drevet annonça la terrible nouvelle à votre grande tante. Vous ne devez jamais oublier l’histoire de votre famille, les enfants. A votre tour, viendra le jour où vous la transmettrez.