Prologue
La décision de quitter la ville pour s’installer à la campagne murissait depuis plusieurs années dans l’esprit de Monsieur et Madame Morin-Diallo. Les problèmes d’asthme de Sarah, la petite dernière, et les plaintes incessantes des voisins lorsque les jumeaux Lucas et Salomon jouaient dans la cour de leur résidence du centre-ville de Lyon avaient fini par les convaincre de faire le grand saut. Alors, un matin d’août, les cinq Lyonnais accompagnés de leur chien et de leur chat s’étaient installés dans un coin reculé d’Ardèche au bord de la rivière la Bourges, dans une jolie maison de pierre abandonnée depuis seulement six mois. La santé déclinante du couple de retraités qui y avait vécu les avait poussés à rejoindre la vallée non loin d’un centre hospitalier et des services qu’il proposait aux personnes âgées. Les parents Morin-Diallo, Laurence et Driss, tout sourires, se réjouissaient. Enfin ils réalisaient leur rêve, offraient à leurs enfants de sept et douze ans un cadre de vie proche de la vie sauvage, où l’air était peu pollué et qui permettrait à leur progéniture d’évoluer au grand air, dans un milieu sain au plus près de la nature. Dès les premiers jours, la respiration de Sarah se fit plus fluide, aucun accès de toux à déplorer, son teint s’était éclairci, elle était radieuse, son père et sa mère s’en félicitait. Quant aux garçons, ils n’en revenaient pas de disposer d’un terrain de jeu qui leur semblait illimité. Ils couraient dans les bois, dévalaient les pentes à s’en couper le souffle, sautaient dans les cascades, s’aspergeaient d’eau dans la rivière, hurlant et riant sans déranger personne, un vrai bonheur.
Or, ce dont aucun d’entre eux ne se doutait, c’était que le vide de la maison qu’ils venaient d’investir n’était qu’apparent. En effet, cachés dans les nombreux recoins des deux étages que les Morin-Diallo occupaient, ainsi que dans le grenier, dans la cave, au beau milieu de ce qui avait été un potager, sur la rivière et partout sur ses rives, fourmillait un grand nombre d’espèces de la faune et de la flore locale. Des bactéries invisibles à l’œil nu, des insectes plus ou moins faciles à vivre, des reptiles surtout de petites tailles, des mammifères petits et grands, jusqu’aux oiseaux qui volaient librement au-dessus de la nouvelle demeure de Laurence et de Driss. Sans le savoir, les cinq bipèdes citadins et leurs deux animaux de compagnie bouleversaient tout un écosystème qui avait appris à exister sans devoir composer avec des humains.
Laurence entreprit d’abord de s’occuper du jardin qu’elle voulait rendre joli. Elle s’arma d’une énorme paire de ciseaux en métal et d’autres ustensiles et commença par se charger des mauvaises herbes : elle défrichait, éliminait toutes les plantes qui lui semblaient laides ou inutiles, une hécatombe. Dans la remise, Driss fut ravi de trouver une tondeuse à gazon dont le réservoir contenait encore suffisamment de carburant. Afin de rendre les alentours de leur propriété plus ordonnée, il sortit l’engin, et l’alluma. Un bruit de moteur vint perturber le calme à une centaine de mètres à la ronde, semant l’effroi dans la nature, d’autant que la fumée noire qui s’en échappait était irrespirable. Alors qu’ils jouaient dans le lit de la rivière, les deux garçons n’hésitaient pas à s’emparer de cailloux qu’ils jetaient à la surface pour s’éclabousser, sans se rendre compte qu’ils retiraient leurs abris à des crustacés livrés subitement sans secours aux attaques de leurs prédateurs. Leur chien, encore jeune et turbulent, ne sachant plus où donner du museau, pourchassait les papillons affolés, creusait la terre en arrachant les racines nécessaires à la survie des plantes, ses jeux détruisaient aussi l’habitat d’insectes incapables de vivre au grand jour. Le chat aussi jubilait, il avait à sa disposition un vaste terrain de chasse où les rongeurs dont il raffolait, découvraient bien trop tard son habileté et sa redoutable efficacité. Le petit félin ne mit pas vingt-quatre heures à s’adapter à son nouvel environnement, il en devint le principal prédateur.
En se rencontrant, deux univers qui n’aspiraient pourtant qu’à vivre en paix entraient en collision. Mais, ignorés par les humains, c’était au monde des plantes et des animaux de réagir, d’observer attentivement le comportement des nouveaux venus afin de s’y adapter, puis de trouver rapidement les moyens de cohabiter avec ceux qu’ils considéraient comme des intrus qui leur compliquaient l’existence.
1/ Chapitre 1
Salomé n’avait pas vu sa mère de la journée. A peine l’avait-elle entendue quitter la maison, le moteur de sa voiture vrombissant à l’aurore, les roues du véhicule crissant sur le gravier blanc de l’allée, avant de s’élancer à l’extérieur. Elle s’en allait tôt pour éviter les embouteillages, traverser la ville, passer à temps le pont qui la coupait en deux, être la première arrivée au dispensaire. En réalité, elle n’était jamais vraiment la première sur les lieux. Des malades se bousculaient déjà aux portes. Des femmes portant leurs enfants sur la hanche. Jeunes gens atteints de paludisme chronique. Des vieillards dont il faudrait retirer des vers de Cayor ou traiter les filaires. Une foule dont il faudrait se charger jusqu’à la tombée de la nuit. C’était lundi. La semaine serait longue et harassante.
Rentrée du collège où elle venait d’entrer en classe de sixième après avoir été brillamment reçue au concours national sans lequel la chose n’était pas envisageable, Salomé tournait en rond dans la maison. Le chauffeur était passé la prendre comme toujours, et l’avait ramenée sans faire de détour. Elle ne l’avait pas prié de s’arrêter pour acheter des soyas, ces brochettes de bœuf vendues aux abords des rues, dont la consommation lui était interdite. Elle ne lui avait pas non plus demandé d’attendre qu’elle s’offre un cône d’arachides grillées, dont un marchand faisait sauter les pelures en l’air avant de servir ses clients. En temps normal, Salomé ne reculait pas devant ces manquements aux lois parentales, dépensant allègrement son argent de poche, afin de se sentir appartenir au peuple de son pays. Vivre comme les autres. Etre un temps parmi eux, pas seulement à côté.
La chambre de sa cousine Sephora se trouvait à côté de la sienne. Elle eut envie d’y pénétrer pour l’attendre comme elle le faisait souvent, préparant une partie de Monopoly ou de Scrabble. Elles aimaient jouer avant de se consacrer à leurs devoirs. Sephora ne tarderait plus, à présent. La perspective de ces amusements ne suscita qu’une joie éphémère chez Salomé. Elle resta interdite devant la porte, se remémorant les paroles de sa mère. C’était de Sephora et de son frère Abel qu’elle parlait, lorsqu’elle avait dit : « Ce sont nos gens. » Hier, Abel était passé voir sa sœur. Il était aussi porteur d’un message envoyé par ses parents à ceux de Salomé. Le contenu de la missive était un mystère. Tout ce que Salomé savait, c’était que sa mère s’était emportée, qu’elle avait crié, que son mari lui avait demandé pourquoi parler sur ce ton à un enfant. C’était là qu’elle avait lancé : « Ce sont nos gens, je leur parle comme il me sied… »
Salomé tourna les talons, se dirigea vers sa chambre, se laissa choir sur son lit. La bonne avait pris soin de mettre en marche le climatiseur. Une fraîcheur apaisante enveloppait les lieux. Elle laissa errer son regard dans la pièce. Un revêtement rose couvrait les murs. Il y avait un bureau en acajou, des étagères supportant des livres et, sur la table de chevet, un ghetto blaster reçu à Noël. Une épaisse moquette tapissait le sol, si bien qu’elle n’entendait jamais le bruit de ses propres pas, quand elle se trouvait dans cette pièce. Face au lit, une porte donnait sur une salle de bain, avec un dressing mitoyen. C’était là que Sephora venait faire sa toilette. Sa chambre à elle ne disposait pas des mêmes commodités. Ses vêtements étaient rangés dans une malle, comme s’il lui fallait se tenir prête à s’en aller à tout moment.
La fillette se mit à songer, pour la première fois, à toutes les différences qu’elle n’avait jamais interrogées. Sephora vivait dans la même maison, mais fréquentait une école publique, dans un des quartiers populaires de la ville. Le chauffeur ne l’y conduisait pas. Elle prenait un taxi de ramassage [1] pour s’y rendre, rentrait quelquefois à pied pour économiser un peu d’argent. Le samedi, alors que Salomé faisait la grasse matinée, il n’était pas rare que sa mère envoie Sephora au marché ou ailleurs, faire quelque commission. Il n’y avait là rien qui ressemble à de la torture, Sephora n’était pas maltraitée. D’ailleurs, elle ne se plaignait de rien. Ses parents l’avaient confiée à ses oncle et tante, parce qu’ils pensaient qu’elle aurait, grâce à eux, de meilleures chances dans la vie.
Au fond d’elle Salomé entendait une petite voix lui dire qu’il y avait quelque chose. Ce n’était pas uniquement parce que Sephora n’était pas leur enfant, que ses parents ne s’adressaient jamais à elle en français, ne lui parlant que cette langue ancestrale qu’ils ne transmettaient pas à leur fille. Ce n’était pas pour cette seule raison que ses vêtements n’étaient jamais commandés à la Redoute, ni achetés dans les magasins hors de prix où se rendaient les expatriés européens pour maintenir leur style de vie. Et si elle ne s’autorisait à regarder un film sur le magnétoscope qu’à l’invitation de Salomé, ce n’était pas, là non plus, parce que cette maison n’était pas celle de ses géniteurs. C’était parce qu’elle appartenait à cette caste mystérieuse, celle des « nos gens ».
Le cœur de Salomé se glaça, lorsqu’elle entendit grincer le portail. Sephora rentrait. Elle l’entendit prendre gaiement congé d’une camarade de classe. Le gravier blanc de l’allée bruissa sous ses pieds comme tous les jours, et comme tous les jours, elle s’arrêta pour humer le parfum des fleurs du frangipanier planté dans la cour, face au manguier, à quelques pas d’un arbre du voyageur dont on prenait grand soin. Sephora avait l’âge d’être en troisième, mais elle n’était qu’en cinquième à cette année, ayant échoué à deux reprises au concours d’entrée en sixième. C’était après son second échec à l’examen national qu’elle était venue vivre avec eux. Salomé se souvenait du conseil de famille qui avait entériné la décision. Puisqu’on ne lui disait jamais rien ou pas grand-chose d’important, elle avait écouté aux portes. Ses parents l’ignoraient, mais elle comprenait parfaitement la langue secrète, la langue non transmise des ancêtres.
Bientôt, on frappa trois coups guillerets à la porte de sa chambre. Le sourire de Sephora illumina la pièce, et son accent d’enfant des quartiers envahit l’espace : « Tu es déjà là ! Je t’ai gardé. » Ces derniers mots signifiaient qu’elle avait pensé à sa cousine, et lui avait rapporté quelque friandise proscrite, afin de partager avec elle la saveur du pays réel. Salomé se redressa, incapable, toutefois, de lui rendre son sourire. Devant la mine étonnée de cette cousine dont elle n’était plus certaine de connaître le statut, elle dit simplement : « Il faut qu’on parle. »
2/ Chapitre 2
La veille, Salomé n’en avait pas dit davantage à Séphora. D’une voix étouffée par la crainte d’être entendue, elle avait simplement ajouté :
« Je ne mange pas à la cantine le mardi à cause du cours d’allemand, mais je n’aurai pas beaucoup de temps ! Ne sois pas en retard surtout ! Capcap ! »
Mais Salomé, contrairement à son habitude, n’était pas encore là et c’était Séphora qui l’attendait, dans une contre-allée de la placette, sous le large éventail d’un arbre du voyageur. Elle s’était assise sur un banc, et, négligeant le simple repas de poisson et de miondo qu’elle avait emporté de la maison dans sa petite musette, elle s’était plongée dans la lecture d’un recueil qui la fascinait depuis quelques jours.
Salomé arriva enfin, petite tache rouge, sautillante et gracile, dans son uniforme de collégienne, une fleur de frangipanier piquée dans ses tresses.
« Tiens, dit-elle en laissant tomber son gros cartable de cuir sur le banc, j’ai acheté des soyas et deux top grenadine au marché aux fleurs. J’étais sûre que tu n’aurais même pas déballé ton déjeuner ! Tu es encore en train de lire !? », ajouta-t-elle, faussement surprise, en redressant la couverture plastifiée afin de connaître le titre de ce livre qui semblait si passionnant.
Séphora lisait tout le temps : à l’arrêt des bus et dans les taxis collectifs bondés, entre deux cours et au petit déjeuner. Elle disait que les livres lui permettaient d’être libre. Salomé ne comprenait pas, elle répliquait qu’elle était déjà libre, ce à quoi Séphora répondait gravement : « Personne n’est libre sans le savoir et la réflexion. » Mais cette fois-ci, Séphora lisait un livre encore plus illogique que les autres : "Les Armes miraculeuses". Comment une arme pouvait-elle être miraculeuse ? Au fond, Salomé s’en fichait, elle décida de l’ignorer et de ne pas commencer une nouvelle querelle littéraire.
Salomé sortit du papier graisseux deux brochettes encore fumantes nappées de sauce brune. Séphora referma son livre.
« Séphora ? Je peux te parler ? demanda Salomé.
– Oui, bien sûr. Qu’est-ce que tu veux ? répondit Séphora en s’emparant d’une brochette.
– Je voudrais te parler.
– Tu le fais déjà, sourit Séphora, avant de mordre dans un cube de viande juteuse
– Oui, mais à propos de quelque chose de très important, répliqua Salomé.
– Je t’écoute, dit Séphora en fronçant légèrement les sourcils. De quoi veux-tu me parler ?
– Je me pose beaucoup de questions depuis quelques temps, Séphora. J’aimerais comprendre pourquoi, toi et moi, nous ne sommes pas traitées de la même manière par ma mère, pourquoi…
– Sans doute parce que tu es sa fille, et que je suis sa nièce… l’interrompit Séphora ironiquement, en débouchant son soda.
– Non, cela n’explique pas tout ! Il y a beaucoup de choses ! Pourquoi, par exemple, n’allons-nous pas dans le même collège ?
– Tu le sais très bien ! Le collège Libermann est beaucoup trop cher ! C’est un collège élitiste.
– Justement, c’est toi qui devrais y aller ! Tu aimes tant apprendre, tu es si douée pour parler…
Séphora baissa la tête ; elle fixait pensivement le pic à brochette qu’elle faisait tourner entre ses doigts. Salomé poursuivit :
– Tu pars très tôt le matin après t’être contentée de quelques restes du dîner de la veille, alors que mon chauffeur attend tranquillement que j’ai fini mes beignets pour me conduire au collège… Ta chambre ressemble à une cellule, la mienne, à une boîte à violon, avec tous ces coussins de satin rouge qui encombrent mon lit ! J’ai beaucoup de beaux vêtements neufs, et toi, quelques vieux vêtements de ma mère retaillés pour toi par les domestiques…
Salomé s’interrompit pour observer l’effet de ses paroles sur sa cousine. Celle-ci ne mangeait plus.
Un margouillat multicolore passa furtivement au pied du banc, à l’affût d’un insecte.
Une larme coula doucement sur la joue de Séphora. Elle murmura :
– Salomé ? Pourquoi te soucies-tu de cela ?
– Je n’aime pas la façon dont ma mère te parle. C’est injuste, et pourtant tout le monde à l’air de trouver ça normal. Pourquoi ?
Le regard de Séphora se perdit dans le vague. Elle répondit :
– J’ai eu beaucoup de chance d’être recueillie par tes parents à la mort des miens. Abel, lui, en est réduit à vendre des fripes au marché Congo et n’est jamais allé au collège. »
Puis, après avoir bu une gorgée de soda, elle ajouta gravement, plongeant son regard dans celui de sa cousine :
« De quoi devrais-je me plaindre ? Je suis de sang mêlé.
– Pourquoi Abel ne vit-il pas avec nous ? demanda Salomé d’une petite voix. Tu ne parles jamais de lui… C’est pourtant ton frère…
– Il est fier, Salomé, il n’a jamais voulu accepter la tradition, et se soumettre aux Bwélé. Il pense même qu’il est supérieur à eux, que ses yeux clairs en sont la preuve. Il est plein de haine.
– Séphora, je t’en prie, conduis-moi vers lui ! dit Salomé d’une voix suppliante. »
Après une longue hésitation, Séphora répondit : « Si tu y tiens tant, nous irons samedi au marché Congo. Mais il faudra échapper à la vigilance de Safi. »
3/ Chapitre 3
Rêve d’Europe
Le samedi à l’aube, les adolescentes se réveillèrent et se préparèrent le plus discrètement possible. Sephora , qui avait le droit de rentrer et sortir à son aise avait projeté de faire diversion pendant que Salomé sortirait si Safi se trouvait dans les parages pour exercer sa surveillance méticuleuse. Elles marchèrent sur la pointe des pieds en prenant garde à ne pas faire de bruit.
« Et Safi alors ? Tu pense vraiment pouvoir lui échapper ? » murmura la plus jeune.
Elles filèrent doucement dans l’allée en prenant soin de camoufler leur absence.
Sephora soufflait lentement et traînait ses pieds dans la poussière, elle espérait trouver là-bas entre les fruits et légumes et les épices du marché son frère qui n’était peut-être pas parti. Quant à Salomé, elle se sentait libre de voir la vie sans être confrontée aux règles ordonnées par Safi, la gouvernante.
Elles partirent très vite en direction du marché Congo. Au fur et à mesure qu’elles s’approchaient, elles entendirent s’amplifier les bruits mélangés venant des différents stands. Les commerçants s’affairaient entre leurs étals de nourriture foisonnante. Quand elles furent arrivées, il régnait une ambiance festive. Une musique très appréciée en ce moment était diffusée, le Top Grenadine. Comme elles n’avaient pas déjeuné, elles en achetèrent un verre chacune. Un marchand leur proposa de goûter ses Foufous fraîchement préparés. Elles en prirent quelques-uns puis allèrent s’installer non loin de là et observèrent un groupe de danseurs et des cracheurs de feu le long des étalages d’épices. Un soleil de plomb s’abattait sur le marché.
Les deux adolescentes posèrent leur regard sur un éventaire de belles étoffes de couleurs puis passèrent devant un vendeur de fripes qui les apostropha en leur proposant avec insistance des vêtements à 500 CFA. En s’approchant, Sephora arriva à reconnaître son frère Abel. Elle se tourna vers Salomé :
« Tu comprends, maintenant, pourquoi je voulais t’emmener au marché ? »
Sephora se jeta alors dans les bras de son frère qu’elle n’avait pas vu depuis bien longtemps. Elle l’interrogea :
« Pourquoi ne m’as-tu fait aucun signe ? »
Abel répondit à sa sœur, la gorge nouée :
« C’était pour te protéger. »
« Mais de qui ? De quoi ? ».
Il éluda, d’un geste de la main et annonça :
« Écoutez, je vais devoir m’en aller d’ici bientôt. Je ne me sens plus à ma place et je ne peux plus attendre que va vie s’écoule ainsi. »
Alors, il leur parla de ses projets d’avenir en Europe, de son espoir de trouver un travail, de se sauver et d’échapper au poids insupportable de ce soleil maudit et des conséquences d’événements antérieurs à sa naissance ; et surtout, il leur proposa de partir avec lui et exposa son plan.
Quatre jours plus tard, ils se retrouvèrent au port où ils embarquèrent, illégalement, dans un bateau de marchandises. En seulement cinq minutes, ils étaient devenus des passagers clandestins.
4/ Chapitre 4
A l’intérieur du bateau, ils cherchèrent un endroit où se cacher. Salomé suggéra à ses deux complices de se dissimuler dans de vieilles barriques. Ils s’y faufilèrent et ne prononcèrent plus un seul mot. Un marin, qui faisait une ronde, décida de se reposer quelque temps près des barriques, ce qui augmenta l’angoisse chez les trois clandestins. Pour éviter de se faire repérer, ils retenaient leur respiration. Apeurés, ils voyaient leur vie défiler devant leurs yeux, persuadés que leur aventure se terminerait là. Après de longues minutes d’attente, le marin se releva et s’en alla. Séphora chuchota :
– Nous l’avons échappé belle !
– Oui, je craignais le pire... » enchaîna Salomé.
Désormais en sécurité, ils retrouvèrent confiance en eux. Le sommeil les gagna rapidement tant les émotions de la journée les avait épuisés.
La faim réveilla Salomé qui n’avait pas mangé depuis plus de vingt-quatre heures. Elle s’empressa de sortir de sa cachette. Discrètement, elle explora les caisses, certaine de trouver de quoi apaiser sa faim. Elle dénicha des bananes, des mangues et du manioc qu’elle mangea cru tellement elle était affamée. Elle avait agi sans vraiment penser à ce qu’elle était en train de faire. Salomé, pour la première fois de sa vie, devenait une voleuse.
Fière de sa découverte, elle réveilla Abel et Séphora. Sans prononcer un mot, ils dévorèrent les trouvailles de Salomé.
Abel, qui avait réfléchi pendant la traversée, soumit son plan aux filles. L’arrivée à Lampedusa était imminente.
« Salomé, Séphora, je me suis creusé la tête toute la nuit et je crois qu’il est impossible de passer la douane tous les trois. Nous allons devoir nous séparer...
– Hors de question, le coupa Séphora. Nous devons rester unis.
Après une longue minute de silence, Abel proposa de faire diversion lors de l’arrivée au port pour que les deux jeunes filles puissent se glisser hors du bateau.
– Mais que racontes-tu ? l’interrompit Salomé. Tu risques de te faire arrêter.
– Ne vous inquiétez pas. Lorsque je ferai diversion, il faudra que vous courriez sans vous retourner. Ne craigniez pas pour moi. Je vous rejoindrai plus tard. »
– D’accord mais sois vigilant ! »
Ils sentirent le bateau ralentir à l’approche des côtes puis s’arrêter. Recroquevillés dans leur barrique, le cœur battant, ils guettaient le moindre son. Ils repérèrent des bruits de pas. C’étaient ceux d’un douanier qui inspectait les caisses de marchandises.
Abel se décida et fit un léger bruit pour attirer l’attention du policier qui se retourna et décida d’aller voir de plus près la barrique. D’un geste brusque, Abel surgit du tonneau et bouscula l’homme. Il le plaqua au sol et s’enfuit en courant. Le douanier se releva et appela immédiatement ses collègues pour avoir du renfort. Abel se faufila entre les caisses et fit du bruit délibérément pour attirer les policiers vers lui.
Comme prévu, la voie était libre. Salomé et Séphora en profitèrent pour sortir de leur barrique. Elle savait qu’Abel était en train d’occuper les policiers mais elles étaient paniquées.
De son côté, Abel avait été rattrapé mais il se débattait, donnait des coups de pieds, criait pour gagner du temps. Ils avaient du mal à le contrôler tant il s’agitait comme un fauve. Ils parvinrent à lui passer les menottes mais il refusait d’avancer. Ils finirent par le porter et eurent beaucoup de mal à l’emmener jusqu’au bureau de la douane.
Toute cette agitation et l’attention portée sur Abel permirent aux filles de gagner le quai discrètement. Complètement perdues, affolées, elles couraient sans savoir où se cacher. Elles se faufilèrent dans une ruelle étroite et se cachèrent derrière des poubelles. Elles décidèrent d’y rester jusqu’à la tombée de la nuit. Mais leur plan prit rapidement une autre tournure.
Un homme à la peau blanche les trouva, recroquevillées dans leur cachette.
– Mais...que faites-vous là mes petites ? questionna-t-il en italien
Les filles, tétanisées, ne purent bouger. Salomé hésita mais brisa le silence et demanda à l’inconnu s’il parlait français.
– Oui ? Mais d’où venez-vous ? Vous avez l’air complètement épuisées. N’ayez pas peur, je ne vais pas vous faire de mal. Je vous ai vues vous enfuir du port. Je suis là pour vous aider.
– Nous avons quitté notre pays car nous voulons retrouver notre mère à Paris, mon frère et moi. Salomé est venue avec nous car elle a de la famille en France, elle a un contact qui pourra nous aider.
– Où est ton frère ?
– Il a été arrêté sur le bateau. Je suis très inquiète sanglota-t-elle.
– Ne paniquez pas. Vous êtes tombées sur la bonne personne, mes fillettes. Je suis militant dans une association qui recueille les enfants qui fuient leur pays. Je peux vous héberger quelques jours et vous aider à trouver quelqu’un qui vous fera traverser pour regagner l’Italie. J’ai l’habitude. Et nous allons nous occuper de faire sortir ton frère du centre de rétention où il sera forcément conduit.
Abasourdies, les filles restèrent bouche-bée devant la gentillesse et la générosité de cet inconnu. Mais pouvaient-elles lui accorder toute leur confiance ?
5/ Chapitre 5
Après tout au point où elles en étaient, elles n’avaient rien à perdre. Elles décidèrent d’accepter son offre et de le suivre. A l’arrivée au port de Marseille, elles montèrent dans sa voiture et ils se dirigèrent vers une "planque" pour clandestins, venus eux aussi d’Afrique.
Pendant tout le trajet l’homme garda le silence, les yeux braqués sur la route.
Salomé essaya bien de le questionner mais l’homme refusa de lui répondre.
Devant l’insistance des fillettes et d’Abel, il finit quand même par lâcher son nom, du bout des lèvres : "Aimé, c’est comme ça que l’on m’appelle ici, mais je vous le répète, il vaut mieux que vous en sachiez le moins possible.".
Leur curiosité loin d’être assouvie, les enfants pensèrent à lui poser encore bien d’autre questions qui leurs brulaient les lèvres mais n’osèrent pas, l’avertissement de l’homme résonnant encore à leurs oreilles. Soudain, la voiture ralentit puis tourna dans une petite rue marseillaise. Des ordures jonchaient le sol, et des sacs de couchages trainaient partout. De certains provenaient des gémissements à fendre le cœur, d’autres des toux trahissant de graves maladies. Soudain, Salomé
remarqua un homme qui se déplaçait dans leur direction. Il adressa un signe de la main à Aimé puis lui donna l’accolade. Ils semblaient être de vieilles connaissances. Ensuite l’homme se tourna vers les enfants et les salua, avec une voix grave en accord avec son physique imposant. Il les fit rentrer dans l’une des maisons forcées par les squatteurs puis les emmena jusqu’à une chambre où étaient installés des lits, vraisemblablement le dortoir des filles, vu les effets personnels divers éparpillés dans la pièce. Il déclara qu’elles pouvaient se mettre à leur aise le temps qu’ils trouvent le moyen de retrouver la mère d’Abel et de Sephora.
Les filles s’installèrent pendant que l’homme emmenait Abel dans une autre pièce située à quelques mètres de là qui, comme l’expliqua l’homme, était le dortoir des garçons. Abel rejoignit bientôt sa soeur et sa cousine qui avaient fini de s’installer.
Pendant des semaines ils recherchèrent à travers la ville des informations concernant leur mère. Ils suivirent une piste qui les conduisit vers l’hôpital de Marseille. Etant arrivés, ils demandèrent à l’accueil des informations à propos d’une certaine Diana O. qui aurait été hospitalisée.
La secrétaire pianota sur son clavier et déclara d’une voix grave : « « asseyez-vous là, une personne va vous prendre en charge. » Deux heures plus tard une personne en blouse blanche arriva, les enfants se levèrent :
« Bonjour, je suis Philippe Lacroix, psychologue. Vous avez demandé Diana O., je n’ai pas de bonnes nouvelles. En effet elle nous a quitté, il y a maintenant deux mois. »
« Où est-elle partie ? De quoi parlez-vous ? »
« vous ne comprenez pas, c’est normal, vous êtes encore jeunes, êtes-vous ses enfants ? ».
oui.
Votre mère est décédée »
Les enfants devinrent pâles, ils se mirent à pleurer ; Monsieur Lacroix essaya de les consoler avec quelques paroles réconfortantes. Il leur expliqua qu’elle avait laissé quelques objets personnels et surtout une lettre pour eux. Quelques instants plus tard il leur remis ladite lettre :
« mes enfants, je vous aime, n’oubliez jamais d’où vous venez. Ne vous sous-estimez jamais, soyez fiers et respectueux, comme vos parents vous l’ont appris. Je vous aime de tout mon cœur et veillerai toujours sur vous. »
Abattus ils retournèrent au squat et décidèrent de retourner au Cameroun où ils retrouvèrent leur père ainsi que la mère de Salomé. Celle-ci, prise de pitié pour Abel et Séphora, décida de les héberger au même titre que sa propre fille.
1/ Chapitre 1
Salomé n’avait pas vu sa mère de la journée. A peine l’avait-elle entendue quitter la maison, le moteur de sa voiture vrombissant à l’aurore, les roues du véhicule crissant sur le gravier blanc de l’allée, avant de s’élancer à l’extérieur. Elle s’en allait tôt pour éviter les embouteillages, traverser la ville, passer à temps le pont qui la coupait en deux, être la première arrivée au dispensaire. En réalité, elle n’était jamais vraiment la première sur les lieux. Des malades se bousculaient déjà aux portes. Des femmes portant leurs enfants sur la hanche. Jeunes gens atteints de paludisme chronique. Des vieillards dont il faudrait retirer des vers de Cayor ou traiter les filaires. Une foule dont il faudrait se charger jusqu’à la tombée de la nuit. C’était lundi. La semaine serait longue et harassante.
Rentrée du collège où elle venait d’entrer en classe de sixième après avoir été brillamment reçue au concours national sans lequel la chose n’était pas envisageable, Salomé tournait en rond dans la maison. Le chauffeur était passé la prendre comme toujours, et l’avait ramenée sans faire de détour. Elle ne l’avait pas prié de s’arrêter pour acheter des soyas, ces brochettes de bœuf vendues aux abords des rues, dont la consommation lui était interdite. Elle ne lui avait pas non plus demandé d’attendre qu’elle s’offre un cône d’arachides grillées, dont un marchand faisait sauter les pelures en l’air avant de servir ses clients. En temps normal, Salomé ne reculait pas devant ces manquements aux lois parentales, dépensant allègrement son argent de poche, afin de se sentir appartenir au peuple de son pays. Vivre comme les autres. Etre un temps parmi eux, pas seulement à côté.
La chambre de sa cousine Sephora se trouvait à côté de la sienne. Elle eut envie d’y pénétrer pour l’attendre comme elle le faisait souvent, préparant une partie de Monopoly ou de Scrabble. Elles aimaient jouer avant de se consacrer à leurs devoirs. Sephora ne tarderait plus, à présent. La perspective de ces amusements ne suscita qu’une joie éphémère chez Salomé. Elle resta interdite devant la porte, se remémorant les paroles de sa mère. C’était de Sephora et de son frère Abel qu’elle parlait, lorsqu’elle avait dit : « Ce sont nos gens. » Hier, Abel était passé voir sa sœur. Il était aussi porteur d’un message envoyé par ses parents à ceux de Salomé. Le contenu de la missive était un mystère. Tout ce que Salomé savait, c’était que sa mère s’était emportée, qu’elle avait crié, que son mari lui avait demandé pourquoi parler sur ce ton à un enfant. C’était là qu’elle avait lancé : « Ce sont nos gens, je leur parle comme il me sied… »
Salomé tourna les talons, se dirigea vers sa chambre, se laissa choir sur son lit. La bonne avait pris soin de mettre en marche le climatiseur. Une fraîcheur apaisante enveloppait les lieux. Elle laissa errer son regard dans la pièce. Un revêtement rose couvrait les murs. Il y avait un bureau en acajou, des étagères supportant des livres et, sur la table de chevet, un ghetto blaster reçu à Noël. Une épaisse moquette tapissait le sol, si bien qu’elle n’entendait jamais le bruit de ses propres pas, quand elle se trouvait dans cette pièce. Face au lit, une porte donnait sur une salle de bain, avec un dressing mitoyen. C’était là que Sephora venait faire sa toilette. Sa chambre à elle ne disposait pas des mêmes commodités. Ses vêtements étaient rangés dans une malle, comme s’il lui fallait se tenir prête à s’en aller à tout moment.
La fillette se mit à songer, pour la première fois, à toutes les différences qu’elle n’avait jamais interrogées. Sephora vivait dans la même maison, mais fréquentait une école publique, dans un des quartiers populaires de la ville. Le chauffeur ne l’y conduisait pas. Elle prenait un taxi de ramassage [1] pour s’y rendre, rentrait quelquefois à pied pour économiser un peu d’argent. Le samedi, alors que Salomé faisait la grasse matinée, il n’était pas rare que sa mère envoie Sephora au marché ou ailleurs, faire quelque commission. Il n’y avait là rien qui ressemble à de la torture, Sephora n’était pas maltraitée. D’ailleurs, elle ne se plaignait de rien. Ses parents l’avaient confiée à ses oncle et tante, parce qu’ils pensaient qu’elle aurait, grâce à eux, de meilleures chances dans la vie.
Au fond d’elle Salomé entendait une petite voix lui dire qu’il y avait quelque chose. Ce n’était pas uniquement parce que Sephora n’était pas leur enfant, que ses parents ne s’adressaient jamais à elle en français, ne lui parlant que cette langue ancestrale qu’ils ne transmettaient pas à leur fille. Ce n’était pas pour cette seule raison que ses vêtements n’étaient jamais commandés à la Redoute, ni achetés dans les magasins hors de prix où se rendaient les expatriés européens pour maintenir leur style de vie. Et si elle ne s’autorisait à regarder un film sur le magnétoscope qu’à l’invitation de Salomé, ce n’était pas, là non plus, parce que cette maison n’était pas celle de ses géniteurs. C’était parce qu’elle appartenait à cette caste mystérieuse, celle des « nos gens ».
Le cœur de Salomé se glaça, lorsqu’elle entendit grincer le portail. Sephora rentrait. Elle l’entendit prendre gaiement congé d’une camarade de classe. Le gravier blanc de l’allée bruissa sous ses pieds comme tous les jours, et comme tous les jours, elle s’arrêta pour humer le parfum des fleurs du frangipanier planté dans la cour, face au manguier, à quelques pas d’un arbre du voyageur dont on prenait grand soin. Sephora avait l’âge d’être en troisième, mais elle n’était qu’en cinquième à cette année, ayant échoué à deux reprises au concours d’entrée en sixième. C’était après son second échec à l’examen national qu’elle était venue vivre avec eux. Salomé se souvenait du conseil de famille qui avait entériné la décision. Puisqu’on ne lui disait jamais rien ou pas grand-chose d’important, elle avait écouté aux portes. Ses parents l’ignoraient, mais elle comprenait parfaitement la langue secrète, la langue non transmise des ancêtres.
Bientôt, on frappa trois coups guillerets à la porte de sa chambre. Le sourire de Sephora illumina la pièce, et son accent d’enfant des quartiers envahit l’espace : « Tu es déjà là ! Je t’ai gardé. » Ces derniers mots signifiaient qu’elle avait pensé à sa cousine, et lui avait rapporté quelque friandise proscrite, afin de partager avec elle la saveur du pays réel. Salomé se redressa, incapable, toutefois, de lui rendre son sourire. Devant la mine étonnée de cette cousine dont elle n’était plus certaine de connaître le statut, elle dit simplement : « Il faut qu’on parle. »
2/ Chapitre 2
La veille, Salomé n’en avait pas dit davantage à Séphora. D’une voix étouffée par la crainte d’être entendue, elle avait simplement ajouté :
« Je ne mange pas à la cantine le mardi à cause du cours d’allemand, mais je n’aurai pas beaucoup de temps ! Ne sois pas en retard surtout ! Capcap ! »
Mais Salomé, contrairement à son habitude, n’était pas encore là et c’était Séphora qui l’attendait, dans une contre-allée de la placette, sous le large éventail d’un arbre du voyageur. Elle s’était assise sur un banc, et, négligeant le simple repas de poisson et de miondo qu’elle avait emporté de la maison dans sa petite musette, elle s’était plongée dans la lecture d’un recueil qui la fascinait depuis quelques jours.
Salomé arriva enfin, petite tache rouge, sautillante et gracile, dans son uniforme de collégienne, une fleur de frangipanier piquée dans ses tresses.
« Tiens, dit-elle en laissant tomber son gros cartable de cuir sur le banc, j’ai acheté des soyas et deux top grenadine au marché aux fleurs. J’étais sûre que tu n’aurais même pas déballé ton déjeuner ! Tu es encore en train de lire !? », ajouta-t-elle, faussement surprise, en redressant la couverture plastifiée afin de connaître le titre de ce livre qui semblait si passionnant.
Séphora lisait tout le temps : à l’arrêt des bus et dans les taxis collectifs bondés, entre deux cours et au petit déjeuner. Elle disait que les livres lui permettaient d’être libre. Salomé ne comprenait pas, elle répliquait qu’elle était déjà libre, ce à quoi Séphora répondait gravement : « Personne n’est libre sans le savoir et la réflexion. » Mais cette fois-ci, Séphora lisait un livre encore plus illogique que les autres : "Les Armes miraculeuses". Comment une arme pouvait-elle être miraculeuse ? Au fond, Salomé s’en fichait, elle décida de l’ignorer et de ne pas commencer une nouvelle querelle littéraire.
Salomé sortit du papier graisseux deux brochettes encore fumantes nappées de sauce brune. Séphora referma son livre.
« Séphora ? Je peux te parler ? demanda Salomé.
– Oui, bien sûr. Qu’est-ce que tu veux ? répondit Séphora en s’emparant d’une brochette.
– Je voudrais te parler.
– Tu le fais déjà, sourit Séphora, avant de mordre dans un cube de viande juteuse
– Oui, mais à propos de quelque chose de très important, répliqua Salomé.
– Je t’écoute, dit Séphora en fronçant légèrement les sourcils. De quoi veux-tu me parler ?
– Je me pose beaucoup de questions depuis quelques temps, Séphora. J’aimerais comprendre pourquoi, toi et moi, nous ne sommes pas traitées de la même manière par ma mère, pourquoi…
– Sans doute parce que tu es sa fille, et que je suis sa nièce… l’interrompit Séphora ironiquement, en débouchant son soda.
– Non, cela n’explique pas tout ! Il y a beaucoup de choses ! Pourquoi, par exemple, n’allons-nous pas dans le même collège ?
– Tu le sais très bien ! Le collège Libermann est beaucoup trop cher ! C’est un collège élitiste.
– Justement, c’est toi qui devrais y aller ! Tu aimes tant apprendre, tu es si douée pour parler…
Séphora baissa la tête ; elle fixait pensivement le pic à brochette qu’elle faisait tourner entre ses doigts. Salomé poursuivit :
– Tu pars très tôt le matin après t’être contentée de quelques restes du dîner de la veille, alors que mon chauffeur attend tranquillement que j’ai fini mes beignets pour me conduire au collège… Ta chambre ressemble à une cellule, la mienne, à une boîte à violon, avec tous ces coussins de satin rouge qui encombrent mon lit ! J’ai beaucoup de beaux vêtements neufs, et toi, quelques vieux vêtements de ma mère retaillés pour toi par les domestiques…
Salomé s’interrompit pour observer l’effet de ses paroles sur sa cousine. Celle-ci ne mangeait plus.
Un margouillat multicolore passa furtivement au pied du banc, à l’affût d’un insecte.
Une larme coula doucement sur la joue de Séphora. Elle murmura :
– Salomé ? Pourquoi te soucies-tu de cela ?
– Je n’aime pas la façon dont ma mère te parle. C’est injuste, et pourtant tout le monde à l’air de trouver ça normal. Pourquoi ?
Le regard de Séphora se perdit dans le vague. Elle répondit :
– J’ai eu beaucoup de chance d’être recueillie par tes parents à la mort des miens. Abel, lui, en est réduit à vendre des fripes au marché Congo et n’est jamais allé au collège. »
Puis, après avoir bu une gorgée de soda, elle ajouta gravement, plongeant son regard dans celui de sa cousine :
« De quoi devrais-je me plaindre ? Je suis de sang mêlé.
– Pourquoi Abel ne vit-il pas avec nous ? demanda Salomé d’une petite voix. Tu ne parles jamais de lui… C’est pourtant ton frère…
– Il est fier, Salomé, il n’a jamais voulu accepter la tradition, et se soumettre aux Bwélé. Il pense même qu’il est supérieur à eux, que ses yeux clairs en sont la preuve. Il est plein de haine.
– Séphora, je t’en prie, conduis-moi vers lui ! dit Salomé d’une voix suppliante. »
Après une longue hésitation, Séphora répondit : « Si tu y tiens tant, nous irons samedi au marché Congo. Mais il faudra échapper à la vigilance de Safi. »
3/ Chapitre 3
Rêve d’Europe
Le samedi à l’aube, les adolescentes se réveillèrent et se préparèrent le plus discrètement possible. Sephora , qui avait le droit de rentrer et sortir à son aise avait projeté de faire diversion pendant que Salomé sortirait si Safi se trouvait dans les parages pour exercer sa surveillance méticuleuse. Elles marchèrent sur la pointe des pieds en prenant garde à ne pas faire de bruit.
« Et Safi alors ? Tu pense vraiment pouvoir lui échapper ? » murmura la plus jeune.
Elles filèrent doucement dans l’allée en prenant soin de camoufler leur absence.
Sephora soufflait lentement et traînait ses pieds dans la poussière, elle espérait trouver là-bas entre les fruits et légumes et les épices du marché son frère qui n’était peut-être pas parti. Quant à Salomé, elle se sentait libre de voir la vie sans être confrontée aux règles ordonnées par Safi, la gouvernante.
Elles partirent très vite en direction du marché Congo. Au fur et à mesure qu’elles s’approchaient, elles entendirent s’amplifier les bruits mélangés venant des différents stands. Les commerçants s’affairaient entre leurs étals de nourriture foisonnante. Quand elles furent arrivées, il régnait une ambiance festive. Une musique très appréciée en ce moment était diffusée, le Top Grenadine. Comme elles n’avaient pas déjeuné, elles en achetèrent un verre chacune. Un marchand leur proposa de goûter ses Foufous fraîchement préparés. Elles en prirent quelques-uns puis allèrent s’installer non loin de là et observèrent un groupe de danseurs et des cracheurs de feu le long des étalages d’épices. Un soleil de plomb s’abattait sur le marché.
Les deux adolescentes posèrent leur regard sur un éventaire de belles étoffes de couleurs puis passèrent devant un vendeur de fripes qui les apostropha en leur proposant avec insistance des vêtements à 500 CFA. En s’approchant, Sephora arriva à reconnaître son frère Abel. Elle se tourna vers Salomé :
« Tu comprends, maintenant, pourquoi je voulais t’emmener au marché ? »
Sephora se jeta alors dans les bras de son frère qu’elle n’avait pas vu depuis bien longtemps. Elle l’interrogea :
« Pourquoi ne m’as-tu fait aucun signe ? »
Abel répondit à sa sœur, la gorge nouée :
« C’était pour te protéger. »
« Mais de qui ? De quoi ? ».
Il éluda, d’un geste de la main et annonça :
« Écoutez, je vais devoir m’en aller d’ici bientôt. Je ne me sens plus à ma place et je ne peux plus attendre que va vie s’écoule ainsi. »
Alors, il leur parla de ses projets d’avenir en Europe, de son espoir de trouver un travail, de se sauver et d’échapper au poids insupportable de ce soleil maudit et des conséquences d’événements antérieurs à sa naissance ; et surtout, il leur proposa de partir avec lui et exposa son plan.
Quatre jours plus tard, ils se retrouvèrent au port où ils embarquèrent, illégalement, dans un bateau de marchandises. En seulement cinq minutes, ils étaient devenus des passagers clandestins.
4/ Chapitre 4
A l’intérieur du bateau, ils cherchèrent un endroit où se cacher. Salomé suggéra à ses deux complices de se dissimuler dans de vieilles barriques. Ils s’y faufilèrent et ne prononcèrent plus un seul mot. Un marin, qui faisait une ronde, décida de se reposer quelque temps près des barriques, ce qui augmenta l’angoisse chez les trois clandestins. Pour éviter de se faire repérer, ils retenaient leur respiration. Apeurés, ils voyaient leur vie défiler devant leurs yeux, persuadés que leur aventure se terminerait là. Après de longues minutes d’attente, le marin se releva et s’en alla. Séphora chuchota :
– Nous l’avons échappé belle !
– Oui, je craignais le pire... » enchaîna Salomé.
Désormais en sécurité, ils retrouvèrent confiance en eux. Le sommeil les gagna rapidement tant les émotions de la journée les avait épuisés.
La faim réveilla Salomé qui n’avait pas mangé depuis plus de vingt-quatre heures. Elle s’empressa de sortir de sa cachette. Discrètement, elle explora les caisses, certaine de trouver de quoi apaiser sa faim. Elle dénicha des bananes, des mangues et du manioc qu’elle mangea cru tellement elle était affamée. Elle avait agi sans vraiment penser à ce qu’elle était en train de faire. Salomé, pour la première fois de sa vie, devenait une voleuse.
Fière de sa découverte, elle réveilla Abel et Séphora. Sans prononcer un mot, ils dévorèrent les trouvailles de Salomé.
Abel, qui avait réfléchi pendant la traversée, soumit son plan aux filles. L’arrivée à Lampedusa était imminente.
« Salomé, Séphora, je me suis creusé la tête toute la nuit et je crois qu’il est impossible de passer la douane tous les trois. Nous allons devoir nous séparer...
– Hors de question, le coupa Séphora. Nous devons rester unis.
Après une longue minute de silence, Abel proposa de faire diversion lors de l’arrivée au port pour que les deux jeunes filles puissent se glisser hors du bateau.
– Mais que racontes-tu ? l’interrompit Salomé. Tu risques de te faire arrêter.
– Ne vous inquiétez pas. Lorsque je ferai diversion, il faudra que vous courriez sans vous retourner. Ne craigniez pas pour moi. Je vous rejoindrai plus tard. »
– D’accord mais sois vigilant ! »
Ils sentirent le bateau ralentir à l’approche des côtes puis s’arrêter. Recroquevillés dans leur barrique, le cœur battant, ils guettaient le moindre son. Ils repérèrent des bruits de pas. C’étaient ceux d’un douanier qui inspectait les caisses de marchandises.
Abel se décida et fit un léger bruit pour attirer l’attention du policier qui se retourna et décida d’aller voir de plus près la barrique. D’un geste brusque, Abel surgit du tonneau et bouscula l’homme. Il le plaqua au sol et s’enfuit en courant. Le douanier se releva et appela immédiatement ses collègues pour avoir du renfort. Abel se faufila entre les caisses et fit du bruit délibérément pour attirer les policiers vers lui.
Comme prévu, la voie était libre. Salomé et Séphora en profitèrent pour sortir de leur barrique. Elle savait qu’Abel était en train d’occuper les policiers mais elles étaient paniquées.
De son côté, Abel avait été rattrapé mais il se débattait, donnait des coups de pieds, criait pour gagner du temps. Ils avaient du mal à le contrôler tant il s’agitait comme un fauve. Ils parvinrent à lui passer les menottes mais il refusait d’avancer. Ils finirent par le porter et eurent beaucoup de mal à l’emmener jusqu’au bureau de la douane.
Toute cette agitation et l’attention portée sur Abel permirent aux filles de gagner le quai discrètement. Complètement perdues, affolées, elles couraient sans savoir où se cacher. Elles se faufilèrent dans une ruelle étroite et se cachèrent derrière des poubelles. Elles décidèrent d’y rester jusqu’à la tombée de la nuit. Mais leur plan prit rapidement une autre tournure.
Un homme à la peau blanche les trouva, recroquevillées dans leur cachette.
– Mais...que faites-vous là mes petites ? questionna-t-il en italien
Les filles, tétanisées, ne purent bouger. Salomé hésita mais brisa le silence et demanda à l’inconnu s’il parlait français.
– Oui ? Mais d’où venez-vous ? Vous avez l’air complètement épuisées. N’ayez pas peur, je ne vais pas vous faire de mal. Je vous ai vues vous enfuir du port. Je suis là pour vous aider.
– Nous avons quitté notre pays car nous voulons retrouver notre mère à Paris, mon frère et moi. Salomé est venue avec nous car elle a de la famille en France, elle a un contact qui pourra nous aider.
– Où est ton frère ?
– Il a été arrêté sur le bateau. Je suis très inquiète sanglota-t-elle.
– Ne paniquez pas. Vous êtes tombées sur la bonne personne, mes fillettes. Je suis militant dans une association qui recueille les enfants qui fuient leur pays. Je peux vous héberger quelques jours et vous aider à trouver quelqu’un qui vous fera traverser pour regagner l’Italie. J’ai l’habitude. Et nous allons nous occuper de faire sortir ton frère du centre de rétention où il sera forcément conduit.
Abasourdies, les filles restèrent bouche-bée devant la gentillesse et la générosité de cet inconnu. Mais pouvaient-elles lui accorder toute leur confiance ?
5/ Chapitre 5
Après tout au point où elles en étaient, elles n’avaient rien à perdre. Elles décidèrent d’accepter son offre et de le suivre. A l’arrivée au port de Marseille, elles montèrent dans sa voiture et ils se dirigèrent vers une "planque" pour clandestins, venus eux aussi d’Afrique.
Pendant tout le trajet l’homme garda le silence, les yeux braqués sur la route.
Salomé essaya bien de le questionner mais l’homme refusa de lui répondre.
Devant l’insistance des fillettes et d’Abel, il finit quand même par lâcher son nom, du bout des lèvres : "Aimé, c’est comme ça que l’on m’appelle ici, mais je vous le répète, il vaut mieux que vous en sachiez le moins possible.".
Leur curiosité loin d’être assouvie, les enfants pensèrent à lui poser encore bien d’autre questions qui leurs brulaient les lèvres mais n’osèrent pas, l’avertissement de l’homme résonnant encore à leurs oreilles. Soudain, la voiture ralentit puis tourna dans une petite rue marseillaise. Des ordures jonchaient le sol, et des sacs de couchages trainaient partout. De certains provenaient des gémissements à fendre le cœur, d’autres des toux trahissant de graves maladies. Soudain, Salomé
remarqua un homme qui se déplaçait dans leur direction. Il adressa un signe de la main à Aimé puis lui donna l’accolade. Ils semblaient être de vieilles connaissances. Ensuite l’homme se tourna vers les enfants et les salua, avec une voix grave en accord avec son physique imposant. Il les fit rentrer dans l’une des maisons forcées par les squatteurs puis les emmena jusqu’à une chambre où étaient installés des lits, vraisemblablement le dortoir des filles, vu les effets personnels divers éparpillés dans la pièce. Il déclara qu’elles pouvaient se mettre à leur aise le temps qu’ils trouvent le moyen de retrouver la mère d’Abel et de Sephora.
Les filles s’installèrent pendant que l’homme emmenait Abel dans une autre pièce située à quelques mètres de là qui, comme l’expliqua l’homme, était le dortoir des garçons. Abel rejoignit bientôt sa soeur et sa cousine qui avaient fini de s’installer.
Pendant des semaines ils recherchèrent à travers la ville des informations concernant leur mère. Ils suivirent une piste qui les conduisit vers l’hôpital de Marseille. Etant arrivés, ils demandèrent à l’accueil des informations à propos d’une certaine Diana O. qui aurait été hospitalisée.
La secrétaire pianota sur son clavier et déclara d’une voix grave : « « asseyez-vous là, une personne va vous prendre en charge. » Deux heures plus tard une personne en blouse blanche arriva, les enfants se levèrent :
« Bonjour, je suis Philippe Lacroix, psychologue. Vous avez demandé Diana O., je n’ai pas de bonnes nouvelles. En effet elle nous a quitté, il y a maintenant deux mois. »
« Où est-elle partie ? De quoi parlez-vous ? »
« vous ne comprenez pas, c’est normal, vous êtes encore jeunes, êtes-vous ses enfants ? ».
oui.
Votre mère est décédée »
Les enfants devinrent pâles, ils se mirent à pleurer ; Monsieur Lacroix essaya de les consoler avec quelques paroles réconfortantes. Il leur expliqua qu’elle avait laissé quelques objets personnels et surtout une lettre pour eux. Quelques instants plus tard il leur remis ladite lettre :
« mes enfants, je vous aime, n’oubliez jamais d’où vous venez. Ne vous sous-estimez jamais, soyez fiers et respectueux, comme vos parents vous l’ont appris. Je vous aime de tout mon cœur et veillerai toujours sur vous. »
Abattus ils retournèrent au squat et décidèrent de retourner au Cameroun où ils retrouvèrent leur père ainsi que la mère de Salomé. Celle-ci, prise de pitié pour Abel et Séphora, décida de les héberger au même titre que sa propre fille.