Prologue
La décision de quitter la ville pour s’installer à la campagne murissait depuis plusieurs années dans l’esprit de Monsieur et Madame Morin-Diallo. Les problèmes d’asthme de Sarah, la petite dernière, et les plaintes incessantes des voisins lorsque les jumeaux Lucas et Salomon jouaient dans la cour de leur résidence du centre-ville de Lyon avaient fini par les convaincre de faire le grand saut. Alors, un matin d’août, les cinq Lyonnais accompagnés de leur chien et de leur chat s’étaient installés dans un coin reculé d’Ardèche au bord de la rivière la Bourges, dans une jolie maison de pierre abandonnée depuis seulement six mois. La santé déclinante du couple de retraités qui y avait vécu les avait poussés à rejoindre la vallée non loin d’un centre hospitalier et des services qu’il proposait aux personnes âgées. Les parents Morin-Diallo, Laurence et Driss, tout sourires, se réjouissaient. Enfin ils réalisaient leur rêve, offraient à leurs enfants de sept et douze ans un cadre de vie proche de la vie sauvage, où l’air était peu pollué et qui permettrait à leur progéniture d’évoluer au grand air, dans un milieu sain au plus près de la nature. Dès les premiers jours, la respiration de Sarah se fit plus fluide, aucun accès de toux à déplorer, son teint s’était éclairci, elle était radieuse, son père et sa mère s’en félicitait. Quant aux garçons, ils n’en revenaient pas de disposer d’un terrain de jeu qui leur semblait illimité. Ils couraient dans les bois, dévalaient les pentes à s’en couper le souffle, sautaient dans les cascades, s’aspergeaient d’eau dans la rivière, hurlant et riant sans déranger personne, un vrai bonheur.
Or, ce dont aucun d’entre eux ne se doutait, c’était que le vide de la maison qu’ils venaient d’investir n’était qu’apparent. En effet, cachés dans les nombreux recoins des deux étages que les Morin-Diallo occupaient, ainsi que dans le grenier, dans la cave, au beau milieu de ce qui avait été un potager, sur la rivière et partout sur ses rives, fourmillait un grand nombre d’espèces de la faune et de la flore locale. Des bactéries invisibles à l’œil nu, des insectes plus ou moins faciles à vivre, des reptiles surtout de petites tailles, des mammifères petits et grands, jusqu’aux oiseaux qui volaient librement au-dessus de la nouvelle demeure de Laurence et de Driss. Sans le savoir, les cinq bipèdes citadins et leurs deux animaux de compagnie bouleversaient tout un écosystème qui avait appris à exister sans devoir composer avec des humains.
Laurence entreprit d’abord de s’occuper du jardin qu’elle voulait rendre joli. Elle s’arma d’une énorme paire de ciseaux en métal et d’autres ustensiles et commença par se charger des mauvaises herbes : elle défrichait, éliminait toutes les plantes qui lui semblaient laides ou inutiles, une hécatombe. Dans la remise, Driss fut ravi de trouver une tondeuse à gazon dont le réservoir contenait encore suffisamment de carburant. Afin de rendre les alentours de leur propriété plus ordonnée, il sortit l’engin, et l’alluma. Un bruit de moteur vint perturber le calme à une centaine de mètres à la ronde, semant l’effroi dans la nature, d’autant que la fumée noire qui s’en échappait était irrespirable. Alors qu’ils jouaient dans le lit de la rivière, les deux garçons n’hésitaient pas à s’emparer de cailloux qu’ils jetaient à la surface pour s’éclabousser, sans se rendre compte qu’ils retiraient leurs abris à des crustacés livrés subitement sans secours aux attaques de leurs prédateurs. Leur chien, encore jeune et turbulent, ne sachant plus où donner du museau, pourchassait les papillons affolés, creusait la terre en arrachant les racines nécessaires à la survie des plantes, ses jeux détruisaient aussi l’habitat d’insectes incapables de vivre au grand jour. Le chat aussi jubilait, il avait à sa disposition un vaste terrain de chasse où les rongeurs dont il raffolait, découvraient bien trop tard son habileté et sa redoutable efficacité. Le petit félin ne mit pas vingt-quatre heures à s’adapter à son nouvel environnement, il en devint le principal prédateur.
En se rencontrant, deux univers qui n’aspiraient pourtant qu’à vivre en paix entraient en collision. Mais, ignorés par les humains, c’était au monde des plantes et des animaux de réagir, d’observer attentivement le comportement des nouveaux venus afin de s’y adapter, puis de trouver rapidement les moyens de cohabiter avec ceux qu’ils considéraient comme des intrus qui leur compliquaient l’existence.
En route vers l’île mystérieuse
La ville flottante largue les amarres. Il règne une belle ambiance à bord. Salomé fait la connaissance d’Octavio, botaniste mexicain, et d’Olabisi, océanologue congolaise, pendant que Kamel échange avec Stacey, peintre néo-zélandaise, et un biologiste brésilien, Roberto.
Ils passent quelques journées ainsi, à courir partout sur le bateau, à rencontrer tout le monde, à ouvrir grands les yeux devant ce qui apparaît au large : immensités bleues, bouts de terres isolées, dauphins qui sautent, et le soleil qui s’étale le soir sur l’horizon rose ardent. C’est magnifique, et les deux amis ne s’en lassent pas.
Des jours passent. L’incroyable ville flottante avance, attachée aux gigantesques voiles. Voilà à quoi elle ressemble :
Photo en pièce jointe
On peut vivre sur ou sous l’eau. On nage avec les orques. La mer devient leur jardin.
Le Tribord accoste une première fois sur les côtes sénégalaises. Chacun part alors faire ses relevés, et on se retrouve à la nuit tombée pour manger des légumes aux noms rares cuits au feu de bois. On s’endort comme ça, dans l’air frais du soir.
– En fait, c’est un peu le tour du monde de Darwin, mais 160 ans plus tard, dit Roberto.
– Oui, c’est ça, dit Kamel qui ne voit pas du tout de quoi il parle.
Réveil à l’aube, on a encore du chemin – le capitaine reprend les commandes. Il reste plus de deux semaines de navigation jusqu’à la fameuse île. Le Tribord file sur les eaux carbone.
Kamel observe ses nouveaux amis qui s’activent sans cesse. Il faut notamment explorer le fond des océans, dont 40% nous sont encore inconnus ! Mais aussi détailler les nouvelles espèces marines, explorer les terres abordées, guetter dans le ciel les oiseaux migrateurs… Le monde est immense et complexe, pense Kamel, accoudé au bastingage, et je ne le connais pas.
Salomé est à côté de lui, qui regarde en silence le soleil se noyer dans l’océan.
Puis ils vont dormir dans leurs petits lits étroits. Salomé aimerait bien tenir la main de Kamel, mais celui-ci s’endort, comme toujours, en deux secondes.
Ils se réveillent avec le mal de mer, se lèvent tout de suite et se mettent au travail : Salomé au piano, Kamel à son ordinateur pour mixer, et chanter aussi. Tout leur matériel est installé dans leur cabine. Ils veulent trouver la meilleure manière de raconter ce voyage.
Et finalement, un matin, quelque chose se dessine au loin.
Une forme, une île.
Terre ! Terre !
Le bateau accoste, et tous les membres de l’équipage se ruent vers l’île, sidérés par sa beauté.
Salomé et Kamel font la connaissance de l’équipe qui vit toute l’année ici. Patrick et Vivian les emmènent faire un grand tour de l’île.
Et là, au premier virage, les voilà qui surgissent de partout : des tigres, des rhinocéros, des oiseaux si beaux dont ils ignorent le nom, des papillons ; il y a même, au loin, un panda qui caresse son enfant.
– Et puis il y a tout ce que vous ne voyez pas, dit Patrick, les insectes, les plantes, tout le tissu du vivant qu’on a implanté ici, d’une complexité et d’une puissance folle.
– Et ça fonctionne ? demande Kamel. Les espèces arrivent à cohabiter ?
– Oui, dit Vivian. On a fait en sorte qu’elles soient « compatibles », qu’elles se connaissent, qu’elles puissent vivre ensemble.
– C’est incroyable, dit Salomé. L’arche de Noé du 21e siècle.
Le soir, toute l’expédition se réunit. Il y a eu des disputes ces derniers jours, dans l’équipe : on n’est pas d’accord sur les directions à prendre. Olabisi, notamment, est en colère :
– C’est artificiel, cette île. C’est pas comme ça qu’on va sauver le monde, en le préservant. Il faut le réinventer, pas le sauvegarder comme sur un disque dur.
– Et puis il y a un problème, dit Caroline : les animaux meurent, ici aussi. Ils ne retrouvent pas leur milieu idéal.
– Ce que vous oubliez, dit Patrick, c’est que ce lieu n’est que provisoire. On se rassemble ici, on sauve, on évite que le tigre du Bengale ou le rhinocéros de Java disparaissent complètement, puis on les laisse se reproduire et repeupler le monde.
– C’est pareil : il faut changer notre manière d’être, sinon on ne changera pas. Ce n’est pas comme ça qu’on va y arriver, dit Olabisi.
– Il y a quand même eu des choses intéressantes. Il y a notamment eu des hybridations nouvelles, quelque part sur l’île, entre certaines espèces. C’est peut-être une voie à suivre.
– On avait dit des alliances entre les espèces, dit Roberto, pas des mélanges.
La conversation court ainsi quand on entend, tout à coup, un grand bruit.
Salomé se retourne vers la porte. Elle passe la tête. Elle n’arrive pas à croire ce qu’elle voit.
2/ Un grand cadavre à la dérive
Elle se fige ; ce qu’elle a devant les yeux, c’est un spectacle horrible ; des créatures marines déboussolées, coincées, emmêlées dans des déchets plastiques. Parmi ces créatures, des tortues à écailles et des tortues Luth se débattent comme elles le peuvent, mais leurs efforts ne font qu’aggraver leur situation. Salomé, effarée, ne peut réprimer un cri et appelle l’équipage. Eux aussi n’arrivent pas à croire ce qu’ils ont sous les yeux, c’est insoutenable : des tortues à la gueule entravée par des sacs plastiques, certaines immobilisées dans des filets, et d’autres presque emballées dedans...
Il n’y a pas de temps à perdre, il faut faire quelque chose pour sauver ces êtres vivants d’une mort atroce et certaine. Aussitôt, Kamel et les membres de l’équipage enfilent leur équipement de plongée, tandis que Salomé et les techniciens du Tribord sont remontés au poste de commande où ils s’affairent pour piloter le système de grues extrêmement perfectionné qui va permettre de recueillir les animaux. Pour Kamel, comme pour Salomé, le temps des hésitations, des atermoiements, des tergiversations est fini : il faut passer à l’action.
Les eaux semblent bouillonner, c’est un tumulte indescriptible ; elles résonnent du cri déchirant des bêtes en lutte avec le produit de la folie des humains ; les uns délivrent une tortue à écailles empêtrée dans des restes de filets durs comme des barbelés qui leur lacèrent les chairs ; les autres remontent à la surface une tortue Luth, gigantesque colosse des mers vaincu par un misérable sachet en plastique coincé dans son gosier ; d’autres encore aident les animaux à monter sur des plates-formes suspendues aux grues qui vont permettre à l’équipage de les faire remonter sur le bateau. Pour certains animaux, c’est déjà trop tard ; le cœur serré, les membres de l’équipage les observent s’enfoncer inexorablement dans les abysses.
Après une heure de sauvetage, pour les plongeurs exténués, il est temps de remonter à bord du bateau, où les animaux sont soignés. La plupart sont apeurés ; mais on peut percevoir une forme de reconnaissance dans leur regard. Le Tribord est devenu une sorte d’Arche de Noé, et c’est un joyeux désordre qui anime le pont. Cependant, on a l’impression que les déchets disséminés un peu partout dans l’eau sont comme des cadavres flottant sur l’océan. Les cadavres de notre civilisation, les conséquences de nos actes. En vérité, ils forment une dépouille plus grande encore ; Kamel et Salomé sont surpris par l’étendue de ce vaste continent de plastique qui s’étale à perte de vue. Des bouteilles, des sachets, des canettes, des restes de nourriture et même de l’électroménager... Et au milieu, de la vie marine se développe sur le plastique et colonise cet espace.
— Finalement, la vie va reprendre le dessus, dit Kamel.
— Malheureusement non, coupe un des scientifiques de l’équipage. Tout un écosystème se crée, mais si les petites espèces sont contaminées, elles toucheront à leur tour les plus grandes, comme la nôtre. De plus, cette masse d’ordures constitue un environnement favorable à la reproduction d’une espèce d’araignées d’eau, dont la prolifération menace l’écosystème de nombreuses espèces marines.
Après l’extrême agitation du sauvetage des animaux, l’attitude des deux étudiants offre maintenant un contraste saisissant. Figés, pétrifiés, Kamel et Salomé demeurent là, sur le pont, immobiles ; cette vision est insupportable, mais ils ne peuvent rien faire d’autre en cet instant que contempler le désastre, qui offre à la fois un spectacle répugnant et fascinant. Même s’ils en ont déjà entendu parler, jamais ils ne se seraient imaginé une catastrophe pareille ! Le Tribord est un bijou de technologie, assez perfectionné pour recueillir des tortues en voie de disparition ou des marsouins traqués par les pirates des mers, mais pas suffisamment équipé pour réduire ce vaste océan de plastique. Les jeunes musiciens prennent conscience du monde dans lequel ils vivent ; malgré la stupeur, ils semblent plus déterminés que jamais à accomplir leur mission. Un torrent de questions les assaille : les tortues se sont-elles échappées de l’île mystérieuse ? Mais pourquoi l’auraient-elles fuie ? Quant à eux, Adam les aurait-il trompés ? Et d’ailleurs, où était-il passé ? Des jours qu’on n’avait pas de nouvelles de lui...
3/ En eaux troubles
Salomé compose une fois encore le numéro d’Adam. Le téléphone sonne longuement mais personne ne décroche à l’autre bout de la ligne.
Des jours et des jours qu’on n’a pas de nouvelles de lui songe-t-elle. Il nous donne une mission et au final il nous abandonne. On a besoin d’avoir des informations sur les espèces en danger.
Quelques jours plus tôt.
Adam se réveille en sursaut. Pas un cauchemar mais quelqu’un qui frappe à la porte comme s’il voulait l’enfoncer. Il se lève et, d’un coup d’œil furtif, regarde l’horloge accrochée sur le mur. Il est sept heures du matin ! Qui veut le voir à cette heure-ci ? A travers l’œil de la porte, deux hommes semblent inoffensifs.
– Bonjour monsieur, nous sommes témoins de Jéhovah et nous allons prier pour vous. Ils entrent dans l’appartement.
– Sortez de chez moi ! crie Adam indigné. Mais l’un d’eux sort un mouchoir de sa poche, le plaque sur son nez tandis que l’autre se précipite derrière lui. Adam n’est plus en mesure de se défendre, il a les bras bloqués. Des papillons dansent devant ses yeux et il tombe lourdement sur le sol.
C’est dans une cave sombre qu’Adam est enfermé depuis presque une semaine. La Sicorp, une branche mafieuse russe, l’a kidnappé et lui a cassé les poignets.
Il entend des gens parler sans comprendre ce qu’il se dit. Un homme arrive, grand et musclé. C’est son pote Sergei avec qui il a passé tant de temps et partagé tant de bêtises d’enfance. Le choc est immense.
– Putain mais qu’est-ce que tu fous là ? Pourquoi je suis attaché ?
– La Sicorp veut que tu nous révèles l’emplacement de cette île où tu préserves les tortues et les autres espèces rares.
– Quoi ? Mais t’es malade ? J’ai les poignets cassés, je me bats avec des rats pour rester en vie, c’est quoi la Sicorp ?
Au même moment, de l’autre côté de l’océan, Kamel, Salomé et l’équipe de chercheurs décident de lever le camp. Ils ont installé leurs tentes au pied de la montagne mais ils veulent prendre de la hauteur dans l’espoir d’apercevoir les tortues ou de trouver des traces qui expliquerait leur fuite et leur disparition de l’île. Ils s’affairent et parlent encore de leur rencontre, en arrivant sur l’île, avec un groupe de baleines qui filaient en désordre en direction du Nord.
– C’était bizarre ces baleines lance un premier marin.
– Ouais, jamais vu ça. Des baleines dans ces eaux là à cette période de l’année, c’est définitivement pas normal dit un zoologiste attirant l’attention de tout l’équipage. Depuis le silence d’Adam, ils se sentent abandonnés et anxieux.
– Sûrement en lien avec cette ligne de déchets qu’on a traversée en arrivant sur l’île.
– Le continent de plastique ? si près des côtes ? Il faudrait faire des prélèvements pour en être sûr.
– On s’en occupera plus tard, il faut qu’on trouve des réponses à propos des tortues, il faut qu’Adam nous aide, c’est lui qui a organisé cette expédition non ? s’énerve le capitaine.
Cette réplique fait taire tous les commentaires. Personne ne trouve rien à répondre. Le groupe se met en route. La marche va être longue. Ils se fraient un chemin sur le flanc ouest de la montagne. La vue est sublime. D’un côté la mer à perte du vue, du bleu, du vert, du blanc, et au dessus d’eux le ciel et le sommet de la montagne noyés dans les nuages. L’équipe avance en silence.
Salomé demande soudain à Kamel :
– Tu as entendu ça ?
– Non quoi ?
Ils lèvent tous les deux la tête et aperçoivent une coulée de neige qui dévale la pente à toute vitesse dans leur direction.
– Qu’est-ce qu’on fait…. Kamel a le souffle coupé. En quelques instants, c’est le silence absolu et du blanc partout.
4/ Espoir
Plein de blanc autour de lui
Il ne comprenait pas
Puis un peu plus bas
Il vit un petit tas
Ebloui, il s’approcha
Et le déterra
REFRAIN
Et à bord d’un bateau
Kamel et son équipe montèrent
Ils traversèrent les mers
Pour débarquer sur une île déserte
Il trouva un monocle
Et le mit sur son oeil
Et soudainement il vit un monde parfait
Un monde parfait, à réaliser
Puis il compara à la réalité
Et se dit qu’il fallait vite changer
Pour qu’un jour, ce monde parfait
Devienne réalité.
REFRAIN
En route vers l’île mystérieuse
La ville flottante largue les amarres. Il règne une belle ambiance à bord. Salomé fait la connaissance d’Octavio, botaniste mexicain, et d’Olabisi, océanologue congolaise, pendant que Kamel échange avec Stacey, peintre néo-zélandaise, et un biologiste brésilien, Roberto.
Ils passent quelques journées ainsi, à courir partout sur le bateau, à rencontrer tout le monde, à ouvrir grands les yeux devant ce qui apparaît au large : immensités bleues, bouts de terres isolées, dauphins qui sautent, et le soleil qui s’étale le soir sur l’horizon rose ardent. C’est magnifique, et les deux amis ne s’en lassent pas.
Des jours passent. L’incroyable ville flottante avance, attachée aux gigantesques voiles. Voilà à quoi elle ressemble :
Photo en pièce jointe
On peut vivre sur ou sous l’eau. On nage avec les orques. La mer devient leur jardin.
Le Tribord accoste une première fois sur les côtes sénégalaises. Chacun part alors faire ses relevés, et on se retrouve à la nuit tombée pour manger des légumes aux noms rares cuits au feu de bois. On s’endort comme ça, dans l’air frais du soir.
– En fait, c’est un peu le tour du monde de Darwin, mais 160 ans plus tard, dit Roberto.
– Oui, c’est ça, dit Kamel qui ne voit pas du tout de quoi il parle.
Réveil à l’aube, on a encore du chemin – le capitaine reprend les commandes. Il reste plus de deux semaines de navigation jusqu’à la fameuse île. Le Tribord file sur les eaux carbone.
Kamel observe ses nouveaux amis qui s’activent sans cesse. Il faut notamment explorer le fond des océans, dont 40% nous sont encore inconnus ! Mais aussi détailler les nouvelles espèces marines, explorer les terres abordées, guetter dans le ciel les oiseaux migrateurs… Le monde est immense et complexe, pense Kamel, accoudé au bastingage, et je ne le connais pas.
Salomé est à côté de lui, qui regarde en silence le soleil se noyer dans l’océan.
Puis ils vont dormir dans leurs petits lits étroits. Salomé aimerait bien tenir la main de Kamel, mais celui-ci s’endort, comme toujours, en deux secondes.
Ils se réveillent avec le mal de mer, se lèvent tout de suite et se mettent au travail : Salomé au piano, Kamel à son ordinateur pour mixer, et chanter aussi. Tout leur matériel est installé dans leur cabine. Ils veulent trouver la meilleure manière de raconter ce voyage.
Et finalement, un matin, quelque chose se dessine au loin.
Une forme, une île.
Terre ! Terre !
Le bateau accoste, et tous les membres de l’équipage se ruent vers l’île, sidérés par sa beauté.
Salomé et Kamel font la connaissance de l’équipe qui vit toute l’année ici. Patrick et Vivian les emmènent faire un grand tour de l’île.
Et là, au premier virage, les voilà qui surgissent de partout : des tigres, des rhinocéros, des oiseaux si beaux dont ils ignorent le nom, des papillons ; il y a même, au loin, un panda qui caresse son enfant.
– Et puis il y a tout ce que vous ne voyez pas, dit Patrick, les insectes, les plantes, tout le tissu du vivant qu’on a implanté ici, d’une complexité et d’une puissance folle.
– Et ça fonctionne ? demande Kamel. Les espèces arrivent à cohabiter ?
– Oui, dit Vivian. On a fait en sorte qu’elles soient « compatibles », qu’elles se connaissent, qu’elles puissent vivre ensemble.
– C’est incroyable, dit Salomé. L’arche de Noé du 21e siècle.
Le soir, toute l’expédition se réunit. Il y a eu des disputes ces derniers jours, dans l’équipe : on n’est pas d’accord sur les directions à prendre. Olabisi, notamment, est en colère :
– C’est artificiel, cette île. C’est pas comme ça qu’on va sauver le monde, en le préservant. Il faut le réinventer, pas le sauvegarder comme sur un disque dur.
– Et puis il y a un problème, dit Caroline : les animaux meurent, ici aussi. Ils ne retrouvent pas leur milieu idéal.
– Ce que vous oubliez, dit Patrick, c’est que ce lieu n’est que provisoire. On se rassemble ici, on sauve, on évite que le tigre du Bengale ou le rhinocéros de Java disparaissent complètement, puis on les laisse se reproduire et repeupler le monde.
– C’est pareil : il faut changer notre manière d’être, sinon on ne changera pas. Ce n’est pas comme ça qu’on va y arriver, dit Olabisi.
– Il y a quand même eu des choses intéressantes. Il y a notamment eu des hybridations nouvelles, quelque part sur l’île, entre certaines espèces. C’est peut-être une voie à suivre.
– On avait dit des alliances entre les espèces, dit Roberto, pas des mélanges.
La conversation court ainsi quand on entend, tout à coup, un grand bruit.
Salomé se retourne vers la porte. Elle passe la tête. Elle n’arrive pas à croire ce qu’elle voit.
2/ Un grand cadavre à la dérive
Elle se fige ; ce qu’elle a devant les yeux, c’est un spectacle horrible ; des créatures marines déboussolées, coincées, emmêlées dans des déchets plastiques. Parmi ces créatures, des tortues à écailles et des tortues Luth se débattent comme elles le peuvent, mais leurs efforts ne font qu’aggraver leur situation. Salomé, effarée, ne peut réprimer un cri et appelle l’équipage. Eux aussi n’arrivent pas à croire ce qu’ils ont sous les yeux, c’est insoutenable : des tortues à la gueule entravée par des sacs plastiques, certaines immobilisées dans des filets, et d’autres presque emballées dedans...
Il n’y a pas de temps à perdre, il faut faire quelque chose pour sauver ces êtres vivants d’une mort atroce et certaine. Aussitôt, Kamel et les membres de l’équipage enfilent leur équipement de plongée, tandis que Salomé et les techniciens du Tribord sont remontés au poste de commande où ils s’affairent pour piloter le système de grues extrêmement perfectionné qui va permettre de recueillir les animaux. Pour Kamel, comme pour Salomé, le temps des hésitations, des atermoiements, des tergiversations est fini : il faut passer à l’action.
Les eaux semblent bouillonner, c’est un tumulte indescriptible ; elles résonnent du cri déchirant des bêtes en lutte avec le produit de la folie des humains ; les uns délivrent une tortue à écailles empêtrée dans des restes de filets durs comme des barbelés qui leur lacèrent les chairs ; les autres remontent à la surface une tortue Luth, gigantesque colosse des mers vaincu par un misérable sachet en plastique coincé dans son gosier ; d’autres encore aident les animaux à monter sur des plates-formes suspendues aux grues qui vont permettre à l’équipage de les faire remonter sur le bateau. Pour certains animaux, c’est déjà trop tard ; le cœur serré, les membres de l’équipage les observent s’enfoncer inexorablement dans les abysses.
Après une heure de sauvetage, pour les plongeurs exténués, il est temps de remonter à bord du bateau, où les animaux sont soignés. La plupart sont apeurés ; mais on peut percevoir une forme de reconnaissance dans leur regard. Le Tribord est devenu une sorte d’Arche de Noé, et c’est un joyeux désordre qui anime le pont. Cependant, on a l’impression que les déchets disséminés un peu partout dans l’eau sont comme des cadavres flottant sur l’océan. Les cadavres de notre civilisation, les conséquences de nos actes. En vérité, ils forment une dépouille plus grande encore ; Kamel et Salomé sont surpris par l’étendue de ce vaste continent de plastique qui s’étale à perte de vue. Des bouteilles, des sachets, des canettes, des restes de nourriture et même de l’électroménager... Et au milieu, de la vie marine se développe sur le plastique et colonise cet espace.
— Finalement, la vie va reprendre le dessus, dit Kamel.
— Malheureusement non, coupe un des scientifiques de l’équipage. Tout un écosystème se crée, mais si les petites espèces sont contaminées, elles toucheront à leur tour les plus grandes, comme la nôtre. De plus, cette masse d’ordures constitue un environnement favorable à la reproduction d’une espèce d’araignées d’eau, dont la prolifération menace l’écosystème de nombreuses espèces marines.
Après l’extrême agitation du sauvetage des animaux, l’attitude des deux étudiants offre maintenant un contraste saisissant. Figés, pétrifiés, Kamel et Salomé demeurent là, sur le pont, immobiles ; cette vision est insupportable, mais ils ne peuvent rien faire d’autre en cet instant que contempler le désastre, qui offre à la fois un spectacle répugnant et fascinant. Même s’ils en ont déjà entendu parler, jamais ils ne se seraient imaginé une catastrophe pareille ! Le Tribord est un bijou de technologie, assez perfectionné pour recueillir des tortues en voie de disparition ou des marsouins traqués par les pirates des mers, mais pas suffisamment équipé pour réduire ce vaste océan de plastique. Les jeunes musiciens prennent conscience du monde dans lequel ils vivent ; malgré la stupeur, ils semblent plus déterminés que jamais à accomplir leur mission. Un torrent de questions les assaille : les tortues se sont-elles échappées de l’île mystérieuse ? Mais pourquoi l’auraient-elles fuie ? Quant à eux, Adam les aurait-il trompés ? Et d’ailleurs, où était-il passé ? Des jours qu’on n’avait pas de nouvelles de lui...
3/ En eaux troubles
Salomé compose une fois encore le numéro d’Adam. Le téléphone sonne longuement mais personne ne décroche à l’autre bout de la ligne.
Des jours et des jours qu’on n’a pas de nouvelles de lui songe-t-elle. Il nous donne une mission et au final il nous abandonne. On a besoin d’avoir des informations sur les espèces en danger.
Quelques jours plus tôt.
Adam se réveille en sursaut. Pas un cauchemar mais quelqu’un qui frappe à la porte comme s’il voulait l’enfoncer. Il se lève et, d’un coup d’œil furtif, regarde l’horloge accrochée sur le mur. Il est sept heures du matin ! Qui veut le voir à cette heure-ci ? A travers l’œil de la porte, deux hommes semblent inoffensifs.
– Bonjour monsieur, nous sommes témoins de Jéhovah et nous allons prier pour vous. Ils entrent dans l’appartement.
– Sortez de chez moi ! crie Adam indigné. Mais l’un d’eux sort un mouchoir de sa poche, le plaque sur son nez tandis que l’autre se précipite derrière lui. Adam n’est plus en mesure de se défendre, il a les bras bloqués. Des papillons dansent devant ses yeux et il tombe lourdement sur le sol.
C’est dans une cave sombre qu’Adam est enfermé depuis presque une semaine. La Sicorp, une branche mafieuse russe, l’a kidnappé et lui a cassé les poignets.
Il entend des gens parler sans comprendre ce qu’il se dit. Un homme arrive, grand et musclé. C’est son pote Sergei avec qui il a passé tant de temps et partagé tant de bêtises d’enfance. Le choc est immense.
– Putain mais qu’est-ce que tu fous là ? Pourquoi je suis attaché ?
– La Sicorp veut que tu nous révèles l’emplacement de cette île où tu préserves les tortues et les autres espèces rares.
– Quoi ? Mais t’es malade ? J’ai les poignets cassés, je me bats avec des rats pour rester en vie, c’est quoi la Sicorp ?
Au même moment, de l’autre côté de l’océan, Kamel, Salomé et l’équipe de chercheurs décident de lever le camp. Ils ont installé leurs tentes au pied de la montagne mais ils veulent prendre de la hauteur dans l’espoir d’apercevoir les tortues ou de trouver des traces qui expliquerait leur fuite et leur disparition de l’île. Ils s’affairent et parlent encore de leur rencontre, en arrivant sur l’île, avec un groupe de baleines qui filaient en désordre en direction du Nord.
– C’était bizarre ces baleines lance un premier marin.
– Ouais, jamais vu ça. Des baleines dans ces eaux là à cette période de l’année, c’est définitivement pas normal dit un zoologiste attirant l’attention de tout l’équipage. Depuis le silence d’Adam, ils se sentent abandonnés et anxieux.
– Sûrement en lien avec cette ligne de déchets qu’on a traversée en arrivant sur l’île.
– Le continent de plastique ? si près des côtes ? Il faudrait faire des prélèvements pour en être sûr.
– On s’en occupera plus tard, il faut qu’on trouve des réponses à propos des tortues, il faut qu’Adam nous aide, c’est lui qui a organisé cette expédition non ? s’énerve le capitaine.
Cette réplique fait taire tous les commentaires. Personne ne trouve rien à répondre. Le groupe se met en route. La marche va être longue. Ils se fraient un chemin sur le flanc ouest de la montagne. La vue est sublime. D’un côté la mer à perte du vue, du bleu, du vert, du blanc, et au dessus d’eux le ciel et le sommet de la montagne noyés dans les nuages. L’équipe avance en silence.
Salomé demande soudain à Kamel :
– Tu as entendu ça ?
– Non quoi ?
Ils lèvent tous les deux la tête et aperçoivent une coulée de neige qui dévale la pente à toute vitesse dans leur direction.
– Qu’est-ce qu’on fait…. Kamel a le souffle coupé. En quelques instants, c’est le silence absolu et du blanc partout.
4/ Espoir
Plein de blanc autour de lui
Il ne comprenait pas
Puis un peu plus bas
Il vit un petit tas
Ebloui, il s’approcha
Et le déterra
REFRAIN
Et à bord d’un bateau
Kamel et son équipe montèrent
Ils traversèrent les mers
Pour débarquer sur une île déserte
Il trouva un monocle
Et le mit sur son oeil
Et soudainement il vit un monde parfait
Un monde parfait, à réaliser
Puis il compara à la réalité
Et se dit qu’il fallait vite changer
Pour qu’un jour, ce monde parfait
Devienne réalité.
REFRAIN