Prologue
La décision de quitter la ville pour s’installer à la campagne murissait depuis plusieurs années dans l’esprit de Monsieur et Madame Morin-Diallo. Les problèmes d’asthme de Sarah, la petite dernière, et les plaintes incessantes des voisins lorsque les jumeaux Lucas et Salomon jouaient dans la cour de leur résidence du centre-ville de Lyon avaient fini par les convaincre de faire le grand saut. Alors, un matin d’août, les cinq Lyonnais accompagnés de leur chien et de leur chat s’étaient installés dans un coin reculé d’Ardèche au bord de la rivière la Bourges, dans une jolie maison de pierre abandonnée depuis seulement six mois. La santé déclinante du couple de retraités qui y avait vécu les avait poussés à rejoindre la vallée non loin d’un centre hospitalier et des services qu’il proposait aux personnes âgées. Les parents Morin-Diallo, Laurence et Driss, tout sourires, se réjouissaient. Enfin ils réalisaient leur rêve, offraient à leurs enfants de sept et douze ans un cadre de vie proche de la vie sauvage, où l’air était peu pollué et qui permettrait à leur progéniture d’évoluer au grand air, dans un milieu sain au plus près de la nature. Dès les premiers jours, la respiration de Sarah se fit plus fluide, aucun accès de toux à déplorer, son teint s’était éclairci, elle était radieuse, son père et sa mère s’en félicitait. Quant aux garçons, ils n’en revenaient pas de disposer d’un terrain de jeu qui leur semblait illimité. Ils couraient dans les bois, dévalaient les pentes à s’en couper le souffle, sautaient dans les cascades, s’aspergeaient d’eau dans la rivière, hurlant et riant sans déranger personne, un vrai bonheur.
Or, ce dont aucun d’entre eux ne se doutait, c’était que le vide de la maison qu’ils venaient d’investir n’était qu’apparent. En effet, cachés dans les nombreux recoins des deux étages que les Morin-Diallo occupaient, ainsi que dans le grenier, dans la cave, au beau milieu de ce qui avait été un potager, sur la rivière et partout sur ses rives, fourmillait un grand nombre d’espèces de la faune et de la flore locale. Des bactéries invisibles à l’œil nu, des insectes plus ou moins faciles à vivre, des reptiles surtout de petites tailles, des mammifères petits et grands, jusqu’aux oiseaux qui volaient librement au-dessus de la nouvelle demeure de Laurence et de Driss. Sans le savoir, les cinq bipèdes citadins et leurs deux animaux de compagnie bouleversaient tout un écosystème qui avait appris à exister sans devoir composer avec des humains.
Laurence entreprit d’abord de s’occuper du jardin qu’elle voulait rendre joli. Elle s’arma d’une énorme paire de ciseaux en métal et d’autres ustensiles et commença par se charger des mauvaises herbes : elle défrichait, éliminait toutes les plantes qui lui semblaient laides ou inutiles, une hécatombe. Dans la remise, Driss fut ravi de trouver une tondeuse à gazon dont le réservoir contenait encore suffisamment de carburant. Afin de rendre les alentours de leur propriété plus ordonnée, il sortit l’engin, et l’alluma. Un bruit de moteur vint perturber le calme à une centaine de mètres à la ronde, semant l’effroi dans la nature, d’autant que la fumée noire qui s’en échappait était irrespirable. Alors qu’ils jouaient dans le lit de la rivière, les deux garçons n’hésitaient pas à s’emparer de cailloux qu’ils jetaient à la surface pour s’éclabousser, sans se rendre compte qu’ils retiraient leurs abris à des crustacés livrés subitement sans secours aux attaques de leurs prédateurs. Leur chien, encore jeune et turbulent, ne sachant plus où donner du museau, pourchassait les papillons affolés, creusait la terre en arrachant les racines nécessaires à la survie des plantes, ses jeux détruisaient aussi l’habitat d’insectes incapables de vivre au grand jour. Le chat aussi jubilait, il avait à sa disposition un vaste terrain de chasse où les rongeurs dont il raffolait, découvraient bien trop tard son habileté et sa redoutable efficacité. Le petit félin ne mit pas vingt-quatre heures à s’adapter à son nouvel environnement, il en devint le principal prédateur.
En se rencontrant, deux univers qui n’aspiraient pourtant qu’à vivre en paix entraient en collision. Mais, ignorés par les humains, c’était au monde des plantes et des animaux de réagir, d’observer attentivement le comportement des nouveaux venus afin de s’y adapter, puis de trouver rapidement les moyens de cohabiter avec ceux qu’ils considéraient comme des intrus qui leur compliquaient l’existence.
1/ Retour à la vie sauvage
C’est d’abord un couple d’étourneaux qui fait son nid dans les parties hautes du manoir en attendant d’y accueillir leurs petits. Quant aux rats et aux souris, ils n’ont plus peur d’être surpris par les habitants et commencent à se promener librement un peu partout dans le manoir. Les uns occupent le rez-de-chaussée, les autres l’étage. Des pissenlits couvrent petit à petit le sol de la cuisine, puis des salons, de la mousse et du lichen viennent les rejoindre, au-dessus s’élèvent des fougères. Les murs extérieurs s’effritent sous l’effet de la croissance des plantes grimpantes dont leurs racines brisent le béton et fissurent la brique. Les fenêtres se cassent, le métal rouille. Dans le jardin, les rosiers, les plans de tomates et les salades sont envahis par des plantes plus sauvages, une formidable diversité remplace la nature sélectionnée jadis par les Gaillard. Arrivent alors des papillons, des araignées des tritons, des grives et des hirondelles. Au rythme des saisons, un équilibre naturel se met en place. Ici, les orties prospèrent et servent de pouponnières à des centaines de chenilles qui, une fois devenues papillons, pollinisent les fleurs du jardin. Puis elles servent à leur tour de repas aux hirondelles, qui viennent d’élire domicile de l’autre côté du grenier pour élever leur progéniture. Le manoir et son jardin abritent un incroyable écosystème qui n’en finit pas de se développer. Un monde merveilleux et sauvage qui se croise et se confronte parfois en se disputant des territoires. Pour chasser, déjà des rapaces se mettent à roder au-dessus du domaine. Maintenant qu’il n’y a plus d’hommes pour les traquer, des renards osent s’aventurer dans toutes les pièces en rendant la vie des rongeurs plus difficile. Les fondements de la construction du manoir commencent à se lézarder, un arbre pousse sous le parquet en chêne, menace de le transpercer et de détruire le nouvel habitat des petits animaux et des plantes…
La faune, des bactéries microscopiques aux insectes sous la terre, jusqu’aux oiseaux dans le ciel et, les plantes, des plus petites comme les minuscules champignons aux mousses et aux grands arbres : le monde sauvage réinvestit le manoir. Peu à peu, son aspect change et, au fil du temps, disparaitra complètement et ne sera plus qu’un vague souvenir dans la mémoire de ceux qui l’ont connu. Avec autorité, la nature retrouve ses droits et montre qu’elle est capable d’avaler ce que les humains avaient construit.
Wilfried N’Sondé
2/ Titre du chapitre : Graine de soie
Notre aventure a débuté vers la fin du printemps, alors que mes sœurs et moi étions encore attachées à celle qui nous avait mis au monde. Au hasard d’une brise tiède un peu forte, nous nous sommes détachées et avons pris notre envol. Nous ressemblions à une nuée de flocons flottant de haut en bas, parfois de la droite vers la gauche, comme si nous dansions un ballet nouveau sous le soleil de midi. Moi, j’ai adoré ce voyage dans les airs, je me sentais tellement légère avec la graine au bout de mon fil de soie qui balançait dans tous les sens, sans me perturber. Bien au contraire, j’étais comme ivre d’un doux étourdissement, en perpétuelle suspension entre le ciel et la terre. Je m’éloignais avec un peu d’appréhension de notre mère, la voyant briller encore, puis elle rapetissait là-bas avec le jaune vif de ses pétales déployés, et le vert tout aussi intense du reste de son corps long et gracile. Il était grand temps pour nous toute de prendre notre envol en quête d’un bout de terre qui nous accueillerait, là où à notre tour ne fleuririons et mettrions au monde de nouvelles aigrettes qui s’en iraient semer notre espèce en d’autres lieux, à la rencontre de plantes inconnues et d’une faune à découvrir.
Mais pour l’heure nous voguions toutes en nous dispersant dans l’atmosphère, certaines d’entre nous disparaissaient à l’horizon, quelques unes s’arrêtaient contre une branche ou un tronc d’arbre puis se posaient déjà non loin de notre lieu de naissance. Quant à moi, je m’élevais, me retrouvais au-dessus d’une forêt que je traversais lentement. J’appréciais cette marée verte et brune en surface et colorée en contrebas mais, plus loin, le paysage changea. Je survolais désormais une interminable surface noire et triste sur laquelle aucune plante ne poussait, là où de temps en temps passaient très rapidement des monstres géants et bruyants qui se déplaçaient sans pattes, sur de grosses roues noires. Vers la fin d’après-midi, j’atterris au bas d’une immense construction en pierre grise, à l’angle de deux longues marches de pierre qui conduisait à l’intérieur.
Je me posai et tentais de me fondre dans le mince filet de terre qui affleurait entre les deux dalles taillées. Je peinais à entrer dans le sol durcit par la chaleur, heureusement tout devint plus facile lorsque des orages déchirèrent le ciel d’été. Leurs pluies détrempèrent la terre, me revigorèrent et me nourrirent. Je me sentais prête à engendrer mes premières racines. Il me fallut les créer robustes et charnues, car déjà l’automne arrivait, or il me faudrait résister aux rigueurs du froid qui s’annonçait ; avec les chutes de neige, et surtout le gel qui étreindrait mes oignons comme un étau. Les mois passaient, mes racines progressaient avec difficulté dans la matière dure, raidie par le froid. Chaque centimètre demandait énormément d’effort et d’énergie, je persévérais… Après la dernière neige qui annonçait la fin de l’hiver, ma partie aérienne commença à pousser en s’appuyant sur un ancrage de cinquante centimètres à l’intérieur de la terre.
Grâce aux abondantes pluies de mars, je me développais d’abord en étirant mes longues branches, puis apparurent une série de feuilles larges et triangulaires. Je foisonnais, me multipliais en plusieurs tiges dont trois qui bourgeonnèrent en leurs sommets. Dans ce nouvel environnement, rien ne semblait contraindre ma croissance, alors je fleuris, m’abreuvais de soleil et de chlorophylle, puis arrivai à maturité. Certaines parties de moi fanèrent, se réorganisèrent en boutons qui tombèrent, ne laissant que des boules formées de fins filaments de soie et de minuscules graines prêtes à être emportées par le vent, comme je le fus une année plus tôt.
J’étais le premier pissenlit à m’installer dans ce lieu abandonné mais tellement propice à l’installation de mes semblables. Mes petites étaient prêtes, elles n’attendaient qu’un simple souffle de vent pour se répandre ici, partout autour de moi, au coin de toutes les marches, dans le jardin, et pourquoi pas entre les espaces laissés libre par le parquet du rez-de-chaussée…
3/ Et le vent exerça son pouvoir
Mes pétales s’étaient transformés, ma couleur avait blanchi. Un coup de vent, c’était tout ce qu’il suffirait à mes aigrettes, pour s’envoler et se déposer dans la maison...
Dans le jardin sauvage et paisible, les oiseaux chantaient et le soleil rayonnait quand le coup de vent tant attendu arriva. Le vent soufflait avec une force inouïe. Ce vent brutal fit voler les aigrettes qui se dirigèrent dans tous les sens, certaines vers la maison, d’autres dans le jardin et vers d’autres endroits divers, comme un fleuve qui coulait tristement, car il s’éloignait de la maison.
Pour moi, petite aigrette, ce coup de vent était une tornade. Il me fit contourner un tonneau, passer au-dessus d’un muret et me poussa entre deux planches de bois qui servaient de mur à cette maison qui me semblait abandonnée. Cette maison était grande, poussiéreuse, déjà pleine de verdure.
Je me laissai emporter par la brise : où le vent allait-il m’emporter ? L’épreuve n’était pas finie : il restait encore à savoir si nous pouvions nous envoler vers la maison toutes ensemble...
Jour après jour, au gré du vent, plusieurs de mes sœurs et moi pénétrâmes dans la maison, pensant pouvoir y trouver un endroit où il ferait bon vivre. Comme nous ne pouvions pas nous déplacer toutes seules, le vent était notre seule option. Par chance, ce printemps avait été assez venteux, et nous en profitâmes. Notre progression fut rapide. Malgré le frisson de peur qui nous souleva la première fois que nous entrâmes dans la maison, nous devions étendre notre colonie. Entrant dans la maison, nous nous laissâmes tomber dans l’inconnu.
Le vent me poussa au milieu du salon, entre les lattes du parquet humide et boueux. Les reflets du soleil passaient à travers les vitres cassées, les gouttes de la pluie s’infiltraient du plafond pour atterrir au sol. De jour en jour, je commençai à prendre forme, devenant progressivement une petite plante.
Un jour, il y eut une terrible tempête : le vent emporta le plafond et la pluie était tellement forte qu’elle menaça de m’écraser. Mais le soleil revint et je pus reprendre vie. La tempête fit s’envoler mes propres aigrettes qui se déposèrent dans la pièce, commençant elles-mêmes à pousser...
Maintenant nous sommes partout, nous nous sommes répandus lentement dans la maison ; le jardin, puis les marches du perron n’ont pas pu non plus nous résister. Grâce au vent, enfin je ne suis plus seul : dans ce jardin et cette maison abandonnée, il n’y a plus que des pissenlits.
4/ Reconquête poétique
Dans le manoir oublié, envahi par les pissenlits,
Les pétales d’or éclatent, illuminant les endroits sombres,
Les aigrettes dansent, messagers du vent infini,
Chuchotant des histoires anciennes, des secrets sans nombres.
Dans chaque pièce, sur le parquet, jusqu’aux moindres recoins,
Les pissenlits ont tissé leur tapis doré, leur royaume sans fin,
Ils sont les seigneurs de ce lieu, dans leur splendeur éclatante,
Leur présence est un hymne à la vie, une danse enivrante.
Ils sont les danseurs de la lumière, éclats fugitifs du soleil,
Portés par le souffle du vent, ils parcourent le monde en éveil,
Leurs pétales légers comme plumes, leurs graines voyageurs éphémères,
Ils célèbrent la liberté, l’harmonie dans l’univers qui s’émerveille.
Dans le jardin abandonné, ils sont les témoins de l’éphémère,
Les pissenlits dansent, légers comme l’air, dans la lumière,
Leur présence est un souffle de vie, un rappel du hasard,
Dans ce monde en mouvement, où tout est fugace, tout est brouillard.
Pourtant, les hommes les voient comme des envahisseurs, des intrus,
Ils ne comprennent pas leur beauté, leur légèreté, leur refus,
De se soumettre aux lois du temps, aux cycles de la nature,
Les pissenlits sont les gardiens de l’éternité, les porteurs de l’aventure.
Sous le soleil éclatant, ils brillent, libres et fiers,
Leur éclat est une promesse, un espoir, un éternel mystère,
Ils sont la force de la nature, l’incarnation de la vie,
Et dans ce manoir oublié, ils célèbrent leur victoire, leur harmonie infinie.
Ils sont les fugitifs du temps, les éclats de soleil dans la nuit,
Leur légèreté est leur force, leur liberté leur unique appui,
Dans leur danse éternelle, ils nous rappellent l’importance de vivre,
Et d’apprécier chaque instant, chaque souffle, avant que la fin arrive.
Dans les jardins enchantés, où les enfants soufflent sur les aigrettes,
Ils deviennent les gardiens de la beauté du monde, les poètes,
Leurs rires résonnent, leur innocence illumine chaque coin,
Ils célèbrent la nature, sa magie, sa grâce, dans un doux refrain
Dans l’immensité de l’univers, la vie d’un pissenlit a autant de valeur,
Que celle d’un homme, car la nature a une âme, une force, un cœur,
Elle nous enseigne la beauté de l’harmonie, la magie de l’équilibre,
Et dans ce manoir oublié, elle reprend sa place, dans un nouveau livre.
1/ Retour à la vie sauvage
C’est d’abord un couple d’étourneaux qui fait son nid dans les parties hautes du manoir en attendant d’y accueillir leurs petits. Quant aux rats et aux souris, ils n’ont plus peur d’être surpris par les habitants et commencent à se promener librement un peu partout dans le manoir. Les uns occupent le rez-de-chaussée, les autres l’étage. Des pissenlits couvrent petit à petit le sol de la cuisine, puis des salons, de la mousse et du lichen viennent les rejoindre, au-dessus s’élèvent des fougères. Les murs extérieurs s’effritent sous l’effet de la croissance des plantes grimpantes dont leurs racines brisent le béton et fissurent la brique. Les fenêtres se cassent, le métal rouille. Dans le jardin, les rosiers, les plans de tomates et les salades sont envahis par des plantes plus sauvages, une formidable diversité remplace la nature sélectionnée jadis par les Gaillard. Arrivent alors des papillons, des araignées des tritons, des grives et des hirondelles. Au rythme des saisons, un équilibre naturel se met en place. Ici, les orties prospèrent et servent de pouponnières à des centaines de chenilles qui, une fois devenues papillons, pollinisent les fleurs du jardin. Puis elles servent à leur tour de repas aux hirondelles, qui viennent d’élire domicile de l’autre côté du grenier pour élever leur progéniture. Le manoir et son jardin abritent un incroyable écosystème qui n’en finit pas de se développer. Un monde merveilleux et sauvage qui se croise et se confronte parfois en se disputant des territoires. Pour chasser, déjà des rapaces se mettent à roder au-dessus du domaine. Maintenant qu’il n’y a plus d’hommes pour les traquer, des renards osent s’aventurer dans toutes les pièces en rendant la vie des rongeurs plus difficile. Les fondements de la construction du manoir commencent à se lézarder, un arbre pousse sous le parquet en chêne, menace de le transpercer et de détruire le nouvel habitat des petits animaux et des plantes…
La faune, des bactéries microscopiques aux insectes sous la terre, jusqu’aux oiseaux dans le ciel et, les plantes, des plus petites comme les minuscules champignons aux mousses et aux grands arbres : le monde sauvage réinvestit le manoir. Peu à peu, son aspect change et, au fil du temps, disparaitra complètement et ne sera plus qu’un vague souvenir dans la mémoire de ceux qui l’ont connu. Avec autorité, la nature retrouve ses droits et montre qu’elle est capable d’avaler ce que les humains avaient construit.
Wilfried N’Sondé
2/ Titre du chapitre : Graine de soie
Notre aventure a débuté vers la fin du printemps, alors que mes sœurs et moi étions encore attachées à celle qui nous avait mis au monde. Au hasard d’une brise tiède un peu forte, nous nous sommes détachées et avons pris notre envol. Nous ressemblions à une nuée de flocons flottant de haut en bas, parfois de la droite vers la gauche, comme si nous dansions un ballet nouveau sous le soleil de midi. Moi, j’ai adoré ce voyage dans les airs, je me sentais tellement légère avec la graine au bout de mon fil de soie qui balançait dans tous les sens, sans me perturber. Bien au contraire, j’étais comme ivre d’un doux étourdissement, en perpétuelle suspension entre le ciel et la terre. Je m’éloignais avec un peu d’appréhension de notre mère, la voyant briller encore, puis elle rapetissait là-bas avec le jaune vif de ses pétales déployés, et le vert tout aussi intense du reste de son corps long et gracile. Il était grand temps pour nous toute de prendre notre envol en quête d’un bout de terre qui nous accueillerait, là où à notre tour ne fleuririons et mettrions au monde de nouvelles aigrettes qui s’en iraient semer notre espèce en d’autres lieux, à la rencontre de plantes inconnues et d’une faune à découvrir.
Mais pour l’heure nous voguions toutes en nous dispersant dans l’atmosphère, certaines d’entre nous disparaissaient à l’horizon, quelques unes s’arrêtaient contre une branche ou un tronc d’arbre puis se posaient déjà non loin de notre lieu de naissance. Quant à moi, je m’élevais, me retrouvais au-dessus d’une forêt que je traversais lentement. J’appréciais cette marée verte et brune en surface et colorée en contrebas mais, plus loin, le paysage changea. Je survolais désormais une interminable surface noire et triste sur laquelle aucune plante ne poussait, là où de temps en temps passaient très rapidement des monstres géants et bruyants qui se déplaçaient sans pattes, sur de grosses roues noires. Vers la fin d’après-midi, j’atterris au bas d’une immense construction en pierre grise, à l’angle de deux longues marches de pierre qui conduisait à l’intérieur.
Je me posai et tentais de me fondre dans le mince filet de terre qui affleurait entre les deux dalles taillées. Je peinais à entrer dans le sol durcit par la chaleur, heureusement tout devint plus facile lorsque des orages déchirèrent le ciel d’été. Leurs pluies détrempèrent la terre, me revigorèrent et me nourrirent. Je me sentais prête à engendrer mes premières racines. Il me fallut les créer robustes et charnues, car déjà l’automne arrivait, or il me faudrait résister aux rigueurs du froid qui s’annonçait ; avec les chutes de neige, et surtout le gel qui étreindrait mes oignons comme un étau. Les mois passaient, mes racines progressaient avec difficulté dans la matière dure, raidie par le froid. Chaque centimètre demandait énormément d’effort et d’énergie, je persévérais… Après la dernière neige qui annonçait la fin de l’hiver, ma partie aérienne commença à pousser en s’appuyant sur un ancrage de cinquante centimètres à l’intérieur de la terre.
Grâce aux abondantes pluies de mars, je me développais d’abord en étirant mes longues branches, puis apparurent une série de feuilles larges et triangulaires. Je foisonnais, me multipliais en plusieurs tiges dont trois qui bourgeonnèrent en leurs sommets. Dans ce nouvel environnement, rien ne semblait contraindre ma croissance, alors je fleuris, m’abreuvais de soleil et de chlorophylle, puis arrivai à maturité. Certaines parties de moi fanèrent, se réorganisèrent en boutons qui tombèrent, ne laissant que des boules formées de fins filaments de soie et de minuscules graines prêtes à être emportées par le vent, comme je le fus une année plus tôt.
J’étais le premier pissenlit à m’installer dans ce lieu abandonné mais tellement propice à l’installation de mes semblables. Mes petites étaient prêtes, elles n’attendaient qu’un simple souffle de vent pour se répandre ici, partout autour de moi, au coin de toutes les marches, dans le jardin, et pourquoi pas entre les espaces laissés libre par le parquet du rez-de-chaussée…
3/ Et le vent exerça son pouvoir
Mes pétales s’étaient transformés, ma couleur avait blanchi. Un coup de vent, c’était tout ce qu’il suffirait à mes aigrettes, pour s’envoler et se déposer dans la maison...
Dans le jardin sauvage et paisible, les oiseaux chantaient et le soleil rayonnait quand le coup de vent tant attendu arriva. Le vent soufflait avec une force inouïe. Ce vent brutal fit voler les aigrettes qui se dirigèrent dans tous les sens, certaines vers la maison, d’autres dans le jardin et vers d’autres endroits divers, comme un fleuve qui coulait tristement, car il s’éloignait de la maison.
Pour moi, petite aigrette, ce coup de vent était une tornade. Il me fit contourner un tonneau, passer au-dessus d’un muret et me poussa entre deux planches de bois qui servaient de mur à cette maison qui me semblait abandonnée. Cette maison était grande, poussiéreuse, déjà pleine de verdure.
Je me laissai emporter par la brise : où le vent allait-il m’emporter ? L’épreuve n’était pas finie : il restait encore à savoir si nous pouvions nous envoler vers la maison toutes ensemble...
Jour après jour, au gré du vent, plusieurs de mes sœurs et moi pénétrâmes dans la maison, pensant pouvoir y trouver un endroit où il ferait bon vivre. Comme nous ne pouvions pas nous déplacer toutes seules, le vent était notre seule option. Par chance, ce printemps avait été assez venteux, et nous en profitâmes. Notre progression fut rapide. Malgré le frisson de peur qui nous souleva la première fois que nous entrâmes dans la maison, nous devions étendre notre colonie. Entrant dans la maison, nous nous laissâmes tomber dans l’inconnu.
Le vent me poussa au milieu du salon, entre les lattes du parquet humide et boueux. Les reflets du soleil passaient à travers les vitres cassées, les gouttes de la pluie s’infiltraient du plafond pour atterrir au sol. De jour en jour, je commençai à prendre forme, devenant progressivement une petite plante.
Un jour, il y eut une terrible tempête : le vent emporta le plafond et la pluie était tellement forte qu’elle menaça de m’écraser. Mais le soleil revint et je pus reprendre vie. La tempête fit s’envoler mes propres aigrettes qui se déposèrent dans la pièce, commençant elles-mêmes à pousser...
Maintenant nous sommes partout, nous nous sommes répandus lentement dans la maison ; le jardin, puis les marches du perron n’ont pas pu non plus nous résister. Grâce au vent, enfin je ne suis plus seul : dans ce jardin et cette maison abandonnée, il n’y a plus que des pissenlits.
4/ Reconquête poétique
Dans le manoir oublié, envahi par les pissenlits,
Les pétales d’or éclatent, illuminant les endroits sombres,
Les aigrettes dansent, messagers du vent infini,
Chuchotant des histoires anciennes, des secrets sans nombres.
Dans chaque pièce, sur le parquet, jusqu’aux moindres recoins,
Les pissenlits ont tissé leur tapis doré, leur royaume sans fin,
Ils sont les seigneurs de ce lieu, dans leur splendeur éclatante,
Leur présence est un hymne à la vie, une danse enivrante.
Ils sont les danseurs de la lumière, éclats fugitifs du soleil,
Portés par le souffle du vent, ils parcourent le monde en éveil,
Leurs pétales légers comme plumes, leurs graines voyageurs éphémères,
Ils célèbrent la liberté, l’harmonie dans l’univers qui s’émerveille.
Dans le jardin abandonné, ils sont les témoins de l’éphémère,
Les pissenlits dansent, légers comme l’air, dans la lumière,
Leur présence est un souffle de vie, un rappel du hasard,
Dans ce monde en mouvement, où tout est fugace, tout est brouillard.
Pourtant, les hommes les voient comme des envahisseurs, des intrus,
Ils ne comprennent pas leur beauté, leur légèreté, leur refus,
De se soumettre aux lois du temps, aux cycles de la nature,
Les pissenlits sont les gardiens de l’éternité, les porteurs de l’aventure.
Sous le soleil éclatant, ils brillent, libres et fiers,
Leur éclat est une promesse, un espoir, un éternel mystère,
Ils sont la force de la nature, l’incarnation de la vie,
Et dans ce manoir oublié, ils célèbrent leur victoire, leur harmonie infinie.
Ils sont les fugitifs du temps, les éclats de soleil dans la nuit,
Leur légèreté est leur force, leur liberté leur unique appui,
Dans leur danse éternelle, ils nous rappellent l’importance de vivre,
Et d’apprécier chaque instant, chaque souffle, avant que la fin arrive.
Dans les jardins enchantés, où les enfants soufflent sur les aigrettes,
Ils deviennent les gardiens de la beauté du monde, les poètes,
Leurs rires résonnent, leur innocence illumine chaque coin,
Ils célèbrent la nature, sa magie, sa grâce, dans un doux refrain
Dans l’immensité de l’univers, la vie d’un pissenlit a autant de valeur,
Que celle d’un homme, car la nature a une âme, une force, un cœur,
Elle nous enseigne la beauté de l’harmonie, la magie de l’équilibre,
Et dans ce manoir oublié, elle reprend sa place, dans un nouveau livre.