Prologue
La décision de quitter la ville pour s’installer à la campagne murissait depuis plusieurs années dans l’esprit de Monsieur et Madame Morin-Diallo. Les problèmes d’asthme de Sarah, la petite dernière, et les plaintes incessantes des voisins lorsque les jumeaux Lucas et Salomon jouaient dans la cour de leur résidence du centre-ville de Lyon avaient fini par les convaincre de faire le grand saut. Alors, un matin d’août, les cinq Lyonnais accompagnés de leur chien et de leur chat s’étaient installés dans un coin reculé d’Ardèche au bord de la rivière la Bourges, dans une jolie maison de pierre abandonnée depuis seulement six mois. La santé déclinante du couple de retraités qui y avait vécu les avait poussés à rejoindre la vallée non loin d’un centre hospitalier et des services qu’il proposait aux personnes âgées. Les parents Morin-Diallo, Laurence et Driss, tout sourires, se réjouissaient. Enfin ils réalisaient leur rêve, offraient à leurs enfants de sept et douze ans un cadre de vie proche de la vie sauvage, où l’air était peu pollué et qui permettrait à leur progéniture d’évoluer au grand air, dans un milieu sain au plus près de la nature. Dès les premiers jours, la respiration de Sarah se fit plus fluide, aucun accès de toux à déplorer, son teint s’était éclairci, elle était radieuse, son père et sa mère s’en félicitait. Quant aux garçons, ils n’en revenaient pas de disposer d’un terrain de jeu qui leur semblait illimité. Ils couraient dans les bois, dévalaient les pentes à s’en couper le souffle, sautaient dans les cascades, s’aspergeaient d’eau dans la rivière, hurlant et riant sans déranger personne, un vrai bonheur.
Or, ce dont aucun d’entre eux ne se doutait, c’était que le vide de la maison qu’ils venaient d’investir n’était qu’apparent. En effet, cachés dans les nombreux recoins des deux étages que les Morin-Diallo occupaient, ainsi que dans le grenier, dans la cave, au beau milieu de ce qui avait été un potager, sur la rivière et partout sur ses rives, fourmillait un grand nombre d’espèces de la faune et de la flore locale. Des bactéries invisibles à l’œil nu, des insectes plus ou moins faciles à vivre, des reptiles surtout de petites tailles, des mammifères petits et grands, jusqu’aux oiseaux qui volaient librement au-dessus de la nouvelle demeure de Laurence et de Driss. Sans le savoir, les cinq bipèdes citadins et leurs deux animaux de compagnie bouleversaient tout un écosystème qui avait appris à exister sans devoir composer avec des humains.
Laurence entreprit d’abord de s’occuper du jardin qu’elle voulait rendre joli. Elle s’arma d’une énorme paire de ciseaux en métal et d’autres ustensiles et commença par se charger des mauvaises herbes : elle défrichait, éliminait toutes les plantes qui lui semblaient laides ou inutiles, une hécatombe. Dans la remise, Driss fut ravi de trouver une tondeuse à gazon dont le réservoir contenait encore suffisamment de carburant. Afin de rendre les alentours de leur propriété plus ordonnée, il sortit l’engin, et l’alluma. Un bruit de moteur vint perturber le calme à une centaine de mètres à la ronde, semant l’effroi dans la nature, d’autant que la fumée noire qui s’en échappait était irrespirable. Alors qu’ils jouaient dans le lit de la rivière, les deux garçons n’hésitaient pas à s’emparer de cailloux qu’ils jetaient à la surface pour s’éclabousser, sans se rendre compte qu’ils retiraient leurs abris à des crustacés livrés subitement sans secours aux attaques de leurs prédateurs. Leur chien, encore jeune et turbulent, ne sachant plus où donner du museau, pourchassait les papillons affolés, creusait la terre en arrachant les racines nécessaires à la survie des plantes, ses jeux détruisaient aussi l’habitat d’insectes incapables de vivre au grand jour. Le chat aussi jubilait, il avait à sa disposition un vaste terrain de chasse où les rongeurs dont il raffolait, découvraient bien trop tard son habileté et sa redoutable efficacité. Le petit félin ne mit pas vingt-quatre heures à s’adapter à son nouvel environnement, il en devint le principal prédateur.
En se rencontrant, deux univers qui n’aspiraient pourtant qu’à vivre en paix entraient en collision. Mais, ignorés par les humains, c’était au monde des plantes et des animaux de réagir, d’observer attentivement le comportement des nouveaux venus afin de s’y adapter, puis de trouver rapidement les moyens de cohabiter avec ceux qu’ils considéraient comme des intrus qui leur compliquaient l’existence.
1/ Retour à la vie sauvage
C’est d’abord un couple d’étourneaux qui fait son nid dans les parties hautes du manoir en attendant d’y accueillir leurs petits. Quant aux rats et aux souris, ils n’ont plus peur d’être surpris par les habitants et commencent à se promener librement un peu partout dans le manoir. Les uns occupent le rez-de-chaussée, les autres l’étage. Des pissenlits couvrent petit à petit le sol de la cuisine, puis des salons, de la mousse et du lichen viennent les rejoindre, au-dessus s’élèvent des fougères. Les murs extérieurs s’effritent sous l’effet de la croissance des plantes grimpantes dont leurs racines brisent le béton et fissurent la brique. Les fenêtres se cassent, le métal rouille. Dans le jardin, les rosiers, les plans de tomates et les salades sont envahis par des plantes plus sauvages, une formidable diversité remplace la nature sélectionnée jadis par les Gaillard. Arrivent alors des papillons, des araignées des tritons, des grives et des hirondelles. Au rythme des saisons, un équilibre naturel se met en place. Ici, les orties prospèrent et servent de pouponnières à des centaines de chenilles qui, une fois devenues papillons, pollinisent les fleurs du jardin. Puis elles servent à leur tour de repas aux hirondelles, qui viennent d’élire domicile de l’autre côté du grenier pour élever leur progéniture. Le manoir et son jardin abritent un incroyable écosystème qui n’en finit pas de se développer. Un monde merveilleux et sauvage qui se croise et se confronte parfois en se disputant des territoires. Pour chasser, déjà des rapaces se mettent à roder au-dessus du domaine. Maintenant qu’il n’y a plus d’hommes pour les traquer, des renards osent s’aventurer dans toutes les pièces en rendant la vie des rongeurs plus difficile. Les fondements de la construction du manoir commencent à se lézarder, un arbre pousse sous le parquet en chêne, menace de le transpercer et de détruire le nouvel habitat des petits animaux et des plantes…
La faune, des bactéries microscopiques aux insectes sous la terre, jusqu’aux oiseaux dans le ciel et, les plantes, des plus petites comme les minuscules champignons aux mousses et aux grands arbres : le monde sauvage réinvestit le manoir. Peu à peu, son aspect change et, au fil du temps, disparaitra complètement et ne sera plus qu’un vague souvenir dans la mémoire de ceux qui l’ont connu. Avec autorité, la nature retrouve ses droits et montre qu’elle est capable d’avaler ce que les humains avaient construit.
Wilfried N’Sondé
2/ Tégénaire
La maison est calme, plus calme que dans l’espace, pas un bruit aux alentours ; tandis que le lierre prend de l’ampleur, divers êtres vivants se mettent à sortir de tous les coins de la grande maison. Sur sa façade se trouve, sous toute la poussière, cette plante ligneuse. Grimpant à plus de trente mètres de hauteur, le lierre a entièrement recouvert les murs : de l’extérieur le bâtiment inquiète. A première vue, il n’y a pas âme qui vive, cependant, si on s’approche de plus près, on pourrait presque entendre ses pensées...
Cela fait six mois que mes feuilles et moi avons élu domicile dans cette grande maison. Ça fait du bien d’avoir de l’espace pour se développer. Mon quotidien est toujours le même. Je ne suis pas un parasite : je me nourris de mes propres racines, je n’ai pas besoin de me déplacer pour chercher à manger. Mes crampons me permettent de m’accrocher au seuil de la maison pour que je puisse aller capter la lumière et réaliser ma photosynthèse. Je m’agrandis tranquillement et cela m’étonne qu’un humain ne soit pas encore venu me couper. Je ne me plains pas, j’aime plus que tout la tranquillité mais c’est troublant...
Tandis que le lierre s’épanouit, d’autres pensées se mêlent aux siennes : c’est un véritable chœur que l’on peut entendre, si on prête suffisamment l’oreille.
La maison est de plus en plus inhabitable... pour les humains. La nature, elle, reprend ses droits. Plusieurs plantes ont pris le dessus. Les poussières et les feuilles augmentent à vue d’œil. Ne me sentant plus menacée, je sors enfin de ma cachette et commence à chercher un endroit pour construire ma toile.
Je suis Tégénaire, l’araignée la plus grande de France.
*
La maison semble abandonnée depuis longtemps déjà quand moi, un petit termite qui viens chercher du bois avec ses amies termites pour construire leur termitière, j’ose enfin y poser une patte. En entrant dans ce lieu, je trouve la maison bien calme. Je sais toutefois que mes amis et moi ne sommes pas seuls : je sens une présence, ou plutôt plusieurs. Après avoir récupéré du bois, nous rentrons à la termitière pour donner le bois aux termites ouvrières. Je repense au calme de la maison abandonnée et j’en fais part à la reine qui, pendant tout ce temps, était en train de se régaler de miellats de pucerons et d’insectes trouvés morts par les termites soldats. La reine, en entendant mon histoire, nous donne l’ordre de retourner dans la maison pour élucider son mystère : si la maison nous accueille, nous nous y installerons...
*
De jour en jour, j’envahis l’espace, développant mes filaments de champignon sur le bois de la charpente. Tous les jours, de nouveaux insectes viennent me rendre visite. Je m’étends sur toute la surface du manoir mais, sans le faire exprès, je recouvre aussi les insectes qui me tiennent compagnie... Malgré ma tristesse, l’histoire se répète à chaque fois...
*
Je suis une petite araignée cachée dans le sous-sol de cette immense maison abandonnée. Avec mes fines pattes, je parcours toute la maison envahie de verdure et de toiles d’araignées. Je rentre par la cheminée et je risque de ne jamais en ressortir : il fait très froid dans cette maison et je suis incapable de survivre par temps froid. Je ne risque pas d’en partir toutefois, car je ne quitte pas mon milieu de vie. En cheminant dans la maison, je rencontre d’autres êtres vivants dont je me nourris : blattes, cloportes, moustiques et moucherons. Tous semblent prospérer : les humains ont disparu.
*
Timidement, j’ose enfin sortir de ma cachette sous la maison, que j’habite depuis si longtemps. Je l’observe depuis l’extérieur : la maison s’étend sur deux étages, toutes les fenêtres sont ouvertes, tout comme la porte. Les escaliers sont cassés et l’étage supérieur est devenu inaccessible aux humains. Je parcours les couloirs en rampant, espérant trouver de quoi me nourrir : des insectes ou, bien mieux, quelques souris mortes.
Je me glisse sous une porte et découvre une chambre dont la propreté m’inquiète. Le papier peint n’est pas abîmé, le sol est propre, le lit fait et pas un insecte mort, ce qui provoque chez moi un frisson de terreur. Je n’ai pourtant entendu aucun bruit ces derniers mois. Je m’installe sous le lit pour la nuit et, le lendemain, je retourne chasser des rongeurs. A la fin de la journée, je reviens vers la maison en pleine forme, avec une souris dans le ventre. Malgré mon inquiétude, le soir venu, je retourne sous le même lit car j’y ai très bien dormi... Je commence même à m’y attacher, délaissant mon ancienne cachette.
*
J’erre dans les longs couloirs de la maison, passant devant un coin de pièce poussiéreux. La maison est abandonnée depuis si longtemps que j’aperçois un arbre qui traverse la maison du sol au toit. Je m’approche doucement de l’arbre et je vois luire de la sève : je pose mes petites ailes de moustique et commence à l’aspirer. Une fois rassasié, je repars chercher un endroit où passer la nuit : je me pose sur un lustre complètement dégradé et sur le point de tomber, mais qui pour moi est douillet et chaud...
*
Chers lecteurs, permettez-nous de vous emmener dans notre humble demeure. Cette maison, autrefois pleine de vie, est maintenant un refuge pour nous. Nous avons élu domicile dans les poutres et les murs, dans les cheminées et les recoins, creusant des galeries et construisant nos nids avec ardeur. Malgré l’apparence délabrée de l’extérieur, c’est un endroit chaleureux pour nous. Nous travaillons sans relâche pour maintenir notre habitat, recyclant le bois, recouvrant les surfaces, tissant nos toiles. Chaque jour, nous nous affairons à préserver notre maison et à assurer la survie des nôtres. Bien que certains pourraient considérer cette maison comme un lieu abandonné, pour nous, c’est un sanctuaire où nous prospérons. Nous sommes fiers de notre travail et de notre capacité à transformer ce qui est rejeté par d’autres en un lieu de vie pour notre communauté.
Nous sommes les insectes, et cette maison abandonnée notre foyer.
3/ Course contre la mite
Une nuit, dans le manoir, des mites grignotaient de vieux pulls autrefois naphtalinés. Depuis le temps, les petites boules blanches n’avaient plus aucun effet et elles pouvaient tranquillement savourer leur plat préféré.
Soudain, elles entendirent un sifflement qui provenait du rez de chaussée. Un serpent ! Elles filèrent immédiatement se cacher entre les vêtements qui leur servaient de repas. Le prédateur ne trouvant personne s’en alla chercher d’autres proies.
Elles suivirent les déplacements du monstre à écaille en restant bien à l’abri. Une fois le danger passé, elles décidèrent de s’envoler hors du manoir pour aller prendre l’air, tout en faisant attention à ne pas croiser cette vilaine bête. La petite troupe descendit les escaliers en voltigeant gaiement. Malheureusement, le reptile rodait toujours et les aperçut. S’en suivit une folle course poursuite à travers les pièces recouvertes de mousse et de végétation. Finalement, les insectes, grâce à leurs ailes prirent de l’altitude et réussirent à s’échapper par une fenêtre brisée.
Une fois dehors, elles purent observer des abeilles qui construisaient leur nid géométrique en cire. Ces dernières allaient et venaient afin de butiner du pollen ou s’affairaient à la production des alvéoles pour leurs larves. Elles étaient tranquilles, sans agriculteur pour les déranger et les asservir dans de vilaines ruches en bois. Néanmoins un évènement perturba tout ce sérieux travail. La reine des abeilles avait disparue ! Comme c’était elle la plus importante de la colonie, toutes cessèrent leurs activités et se mirent immédiatement à sa recherche. Il ne fallut que peu de temps avant qu’elles ne virent à leur tour le reptile rampant affamé ! Il s’apprêtait à avaler la reine des abeilles. L’essaim vola sans hésiter à son secours en adoptant la méthode du sarcophage piquant. Elles s’agglutinèrent sur son corps et plantèrent leurs dards venimeux. Criblé de piqures douloureuses le serpent déguerpit sur le champ. Après leur sauvetage réussit, elles s’en allèrent fièrement avec leur souveraine saine et sauve.
Spectatrices stupéfaites de ce combat étonnant, les mites poursuivirent leur chemin pour tomber nez à nez avec une araignée. Elles lui demandèrent si elle avait vu le serpent. Elle leur assura que non et leur proposa de la suivre vers un endroit sûr. Malheureusement la petite nuée volante ne se rendit pas compte que cette dernière était, elle aussi un prédateur affamé qui les conduisait droit dans un piège. Arrivée dans son antre, il était trop tard. Une partie de la bande n’eut pas le temps de réagir et se retrouva coincée dans sa toile invisible. Elles finiraient leur courte vie dans l’estomac du fourbe arachnide.
Les rescapées décidèrent de se venger en lui tendant un piège. Elles attirèrent le serpent en se plantant devant lui pour le narguer. Il réagit instantanément et bondit sur ses proies. Elles esquivèrent ses crocs acérés et s’enfuirent à toute vitesse vers le repaire de l’araignée. Dans son élan, il s’y engouffra la tête la première alors que les petites créatures agiles, elles, s’en écartèrent à la dernière seconde. Pas de mites au souper ce soir mais en récompense une juteuse araignée, voilà qui fera bien l’affaire.
4/ Titre du chapitre : RENOUVEAU
L’araignée fut goulument ingurgitée, largement appréciée et savamment digérée. Tout autour, un fourmillement d’insectes d’une extraordinaire variété cherchait à se nourrir, à protéger sa progéniture, à déjouer les stratégies des prédateurs en se camouflant, tantôt en se fondant dans l’environnement pour se rendre invisible, tantôt en fuyant tout simplement à tire d’aile ou aussi vite que leurs pates le permettaient. Certains s’aventuraient alors profondément à l’intérieur des planches de bois déjà rongés par des vers, d’autres trouvaient refuge entre des briques ou des pierres. Le moindre recoin de ce qui avait été bâti de mains d’ouvriers était réorganisé selon le bon vouloir ou les nécessités des différentes espèces. Aucun espace n’était négligé, pas un matériau ne s’avérait inutile : le domaine des Gaillard se réinventait avec l’imagination des plus petits organismes, consacrant ainsi la créativité du monde sauvage. Et, même s’ils se chassaient souvent de manière impitoyable, la mesure s’imposait. La perpétuelle recherche d’un équilibre encourageait la diversité, l’existence de chaque espèce garantissait la survie de toutes. Une multitude des petits mammifères comme les mulots ou les campagnols s’étaient eux aussi reproduits de manière exponentielle et s’octroyait une place dans ce bouillonnement de vie. La présence en grand nombre de ces rongeurs attirait tour à tour des belettes, des fouines ou des hermines. Les chats livrés à eux-mêmes y faisaient aussi des incursions, et il n’était pas rare que des femelles sangliers, suivies de leurs portées de marcassins, n’y viennent s’essayer à la chasse.
Ce qui pour les scientifiques humains se résumait à l’avènement de combinaisons biochimiques inédites qui s’opéraient sur le théâtre d’un nouvel écosystème hybride, ressemblait en réalité à un renouveau du vivant. Depuis la fin du 18ème siècle, les activités nécessaires à l’économie des humains avaient abouti à une sélection sévère des espèces tolérées sur cet espace, les autres avaient été systématiquement détruites, anéanties et empêchées de s’y installer. La monoculture avait appauvri et dépeuplé les sols. Pour améliorer les rendements à court terme, même ceux du petit jardin attenant, les engrais chimiques et les pesticides industriels avaient supplicié la terre et finalement caricaturée au point de se réduire à un milieu inféodé aux besoins d’un seul être vivant : une centenaire homo sapiens. Aujourd’hui, tout avait changé, un nouveau cycle commençait.
Pour nourrir ses petits, un hibou qui avait élu domicile à la lisière d’une forêt des alentours, quitta la branche qui surplombait son nid, prit son envol, puis s’aventura pour la première fois au-dessus de l’ancienne maison qu’elle avait soigneusement évité jusque-là tant elle craignait les humains et leurs fusils. En tournant sa tête rousse et blanche à deux cent soixante-dix degrés, sa vue panoramique lui permit de constater que, du ciel, il était désormais impossible de reconnaître l’endroit qui avait longtemps abrité des générations de bipèdes. La femelle distinguait à peine les rares tuiles encore apparentes qui avaient formé le toit de la belle maison que la croissance des jeunes arbres avait complètement démoli en le crevant à plusieurs endroits. Ce qui surplombait l’énorme bâtisse s’était effondré avant que les lourds murs de pierre ne s’affaissent puis disparaissent sous d’épaisses couches de mousses. Les fougères avaient proliféré et, en se multipliant maintenant sur tout ce qui avait constitué la propriété de la famille Gaillard, elles avaient redessiné le paysage et réintégré le peu qui subsistait du manoir au reste du panorama indompté. Rassuré, le hibou fronça les sourcils et déploya ses ailes. Ses yeux orangés repérèrent le pelage brun d’une souris parmi des fleurs blanches ; la maman se réjouit de bientôt pouvoir rassasier ses oisillons. Elle fondit sur sa proie comme l’avait ses ancêtres durant des centaines de milliers d’années, en se disant que le passage des humains sur son territoire n’avait été qu’une parenthèse.
1/ Retour à la vie sauvage
C’est d’abord un couple d’étourneaux qui fait son nid dans les parties hautes du manoir en attendant d’y accueillir leurs petits. Quant aux rats et aux souris, ils n’ont plus peur d’être surpris par les habitants et commencent à se promener librement un peu partout dans le manoir. Les uns occupent le rez-de-chaussée, les autres l’étage. Des pissenlits couvrent petit à petit le sol de la cuisine, puis des salons, de la mousse et du lichen viennent les rejoindre, au-dessus s’élèvent des fougères. Les murs extérieurs s’effritent sous l’effet de la croissance des plantes grimpantes dont leurs racines brisent le béton et fissurent la brique. Les fenêtres se cassent, le métal rouille. Dans le jardin, les rosiers, les plans de tomates et les salades sont envahis par des plantes plus sauvages, une formidable diversité remplace la nature sélectionnée jadis par les Gaillard. Arrivent alors des papillons, des araignées des tritons, des grives et des hirondelles. Au rythme des saisons, un équilibre naturel se met en place. Ici, les orties prospèrent et servent de pouponnières à des centaines de chenilles qui, une fois devenues papillons, pollinisent les fleurs du jardin. Puis elles servent à leur tour de repas aux hirondelles, qui viennent d’élire domicile de l’autre côté du grenier pour élever leur progéniture. Le manoir et son jardin abritent un incroyable écosystème qui n’en finit pas de se développer. Un monde merveilleux et sauvage qui se croise et se confronte parfois en se disputant des territoires. Pour chasser, déjà des rapaces se mettent à roder au-dessus du domaine. Maintenant qu’il n’y a plus d’hommes pour les traquer, des renards osent s’aventurer dans toutes les pièces en rendant la vie des rongeurs plus difficile. Les fondements de la construction du manoir commencent à se lézarder, un arbre pousse sous le parquet en chêne, menace de le transpercer et de détruire le nouvel habitat des petits animaux et des plantes…
La faune, des bactéries microscopiques aux insectes sous la terre, jusqu’aux oiseaux dans le ciel et, les plantes, des plus petites comme les minuscules champignons aux mousses et aux grands arbres : le monde sauvage réinvestit le manoir. Peu à peu, son aspect change et, au fil du temps, disparaitra complètement et ne sera plus qu’un vague souvenir dans la mémoire de ceux qui l’ont connu. Avec autorité, la nature retrouve ses droits et montre qu’elle est capable d’avaler ce que les humains avaient construit.
Wilfried N’Sondé
2/ Tégénaire
La maison est calme, plus calme que dans l’espace, pas un bruit aux alentours ; tandis que le lierre prend de l’ampleur, divers êtres vivants se mettent à sortir de tous les coins de la grande maison. Sur sa façade se trouve, sous toute la poussière, cette plante ligneuse. Grimpant à plus de trente mètres de hauteur, le lierre a entièrement recouvert les murs : de l’extérieur le bâtiment inquiète. A première vue, il n’y a pas âme qui vive, cependant, si on s’approche de plus près, on pourrait presque entendre ses pensées...
Cela fait six mois que mes feuilles et moi avons élu domicile dans cette grande maison. Ça fait du bien d’avoir de l’espace pour se développer. Mon quotidien est toujours le même. Je ne suis pas un parasite : je me nourris de mes propres racines, je n’ai pas besoin de me déplacer pour chercher à manger. Mes crampons me permettent de m’accrocher au seuil de la maison pour que je puisse aller capter la lumière et réaliser ma photosynthèse. Je m’agrandis tranquillement et cela m’étonne qu’un humain ne soit pas encore venu me couper. Je ne me plains pas, j’aime plus que tout la tranquillité mais c’est troublant...
Tandis que le lierre s’épanouit, d’autres pensées se mêlent aux siennes : c’est un véritable chœur que l’on peut entendre, si on prête suffisamment l’oreille.
La maison est de plus en plus inhabitable... pour les humains. La nature, elle, reprend ses droits. Plusieurs plantes ont pris le dessus. Les poussières et les feuilles augmentent à vue d’œil. Ne me sentant plus menacée, je sors enfin de ma cachette et commence à chercher un endroit pour construire ma toile.
Je suis Tégénaire, l’araignée la plus grande de France.
*
La maison semble abandonnée depuis longtemps déjà quand moi, un petit termite qui viens chercher du bois avec ses amies termites pour construire leur termitière, j’ose enfin y poser une patte. En entrant dans ce lieu, je trouve la maison bien calme. Je sais toutefois que mes amis et moi ne sommes pas seuls : je sens une présence, ou plutôt plusieurs. Après avoir récupéré du bois, nous rentrons à la termitière pour donner le bois aux termites ouvrières. Je repense au calme de la maison abandonnée et j’en fais part à la reine qui, pendant tout ce temps, était en train de se régaler de miellats de pucerons et d’insectes trouvés morts par les termites soldats. La reine, en entendant mon histoire, nous donne l’ordre de retourner dans la maison pour élucider son mystère : si la maison nous accueille, nous nous y installerons...
*
De jour en jour, j’envahis l’espace, développant mes filaments de champignon sur le bois de la charpente. Tous les jours, de nouveaux insectes viennent me rendre visite. Je m’étends sur toute la surface du manoir mais, sans le faire exprès, je recouvre aussi les insectes qui me tiennent compagnie... Malgré ma tristesse, l’histoire se répète à chaque fois...
*
Je suis une petite araignée cachée dans le sous-sol de cette immense maison abandonnée. Avec mes fines pattes, je parcours toute la maison envahie de verdure et de toiles d’araignées. Je rentre par la cheminée et je risque de ne jamais en ressortir : il fait très froid dans cette maison et je suis incapable de survivre par temps froid. Je ne risque pas d’en partir toutefois, car je ne quitte pas mon milieu de vie. En cheminant dans la maison, je rencontre d’autres êtres vivants dont je me nourris : blattes, cloportes, moustiques et moucherons. Tous semblent prospérer : les humains ont disparu.
*
Timidement, j’ose enfin sortir de ma cachette sous la maison, que j’habite depuis si longtemps. Je l’observe depuis l’extérieur : la maison s’étend sur deux étages, toutes les fenêtres sont ouvertes, tout comme la porte. Les escaliers sont cassés et l’étage supérieur est devenu inaccessible aux humains. Je parcours les couloirs en rampant, espérant trouver de quoi me nourrir : des insectes ou, bien mieux, quelques souris mortes.
Je me glisse sous une porte et découvre une chambre dont la propreté m’inquiète. Le papier peint n’est pas abîmé, le sol est propre, le lit fait et pas un insecte mort, ce qui provoque chez moi un frisson de terreur. Je n’ai pourtant entendu aucun bruit ces derniers mois. Je m’installe sous le lit pour la nuit et, le lendemain, je retourne chasser des rongeurs. A la fin de la journée, je reviens vers la maison en pleine forme, avec une souris dans le ventre. Malgré mon inquiétude, le soir venu, je retourne sous le même lit car j’y ai très bien dormi... Je commence même à m’y attacher, délaissant mon ancienne cachette.
*
J’erre dans les longs couloirs de la maison, passant devant un coin de pièce poussiéreux. La maison est abandonnée depuis si longtemps que j’aperçois un arbre qui traverse la maison du sol au toit. Je m’approche doucement de l’arbre et je vois luire de la sève : je pose mes petites ailes de moustique et commence à l’aspirer. Une fois rassasié, je repars chercher un endroit où passer la nuit : je me pose sur un lustre complètement dégradé et sur le point de tomber, mais qui pour moi est douillet et chaud...
*
Chers lecteurs, permettez-nous de vous emmener dans notre humble demeure. Cette maison, autrefois pleine de vie, est maintenant un refuge pour nous. Nous avons élu domicile dans les poutres et les murs, dans les cheminées et les recoins, creusant des galeries et construisant nos nids avec ardeur. Malgré l’apparence délabrée de l’extérieur, c’est un endroit chaleureux pour nous. Nous travaillons sans relâche pour maintenir notre habitat, recyclant le bois, recouvrant les surfaces, tissant nos toiles. Chaque jour, nous nous affairons à préserver notre maison et à assurer la survie des nôtres. Bien que certains pourraient considérer cette maison comme un lieu abandonné, pour nous, c’est un sanctuaire où nous prospérons. Nous sommes fiers de notre travail et de notre capacité à transformer ce qui est rejeté par d’autres en un lieu de vie pour notre communauté.
Nous sommes les insectes, et cette maison abandonnée notre foyer.
3/ Course contre la mite
Une nuit, dans le manoir, des mites grignotaient de vieux pulls autrefois naphtalinés. Depuis le temps, les petites boules blanches n’avaient plus aucun effet et elles pouvaient tranquillement savourer leur plat préféré.
Soudain, elles entendirent un sifflement qui provenait du rez de chaussée. Un serpent ! Elles filèrent immédiatement se cacher entre les vêtements qui leur servaient de repas. Le prédateur ne trouvant personne s’en alla chercher d’autres proies.
Elles suivirent les déplacements du monstre à écaille en restant bien à l’abri. Une fois le danger passé, elles décidèrent de s’envoler hors du manoir pour aller prendre l’air, tout en faisant attention à ne pas croiser cette vilaine bête. La petite troupe descendit les escaliers en voltigeant gaiement. Malheureusement, le reptile rodait toujours et les aperçut. S’en suivit une folle course poursuite à travers les pièces recouvertes de mousse et de végétation. Finalement, les insectes, grâce à leurs ailes prirent de l’altitude et réussirent à s’échapper par une fenêtre brisée.
Une fois dehors, elles purent observer des abeilles qui construisaient leur nid géométrique en cire. Ces dernières allaient et venaient afin de butiner du pollen ou s’affairaient à la production des alvéoles pour leurs larves. Elles étaient tranquilles, sans agriculteur pour les déranger et les asservir dans de vilaines ruches en bois. Néanmoins un évènement perturba tout ce sérieux travail. La reine des abeilles avait disparue ! Comme c’était elle la plus importante de la colonie, toutes cessèrent leurs activités et se mirent immédiatement à sa recherche. Il ne fallut que peu de temps avant qu’elles ne virent à leur tour le reptile rampant affamé ! Il s’apprêtait à avaler la reine des abeilles. L’essaim vola sans hésiter à son secours en adoptant la méthode du sarcophage piquant. Elles s’agglutinèrent sur son corps et plantèrent leurs dards venimeux. Criblé de piqures douloureuses le serpent déguerpit sur le champ. Après leur sauvetage réussit, elles s’en allèrent fièrement avec leur souveraine saine et sauve.
Spectatrices stupéfaites de ce combat étonnant, les mites poursuivirent leur chemin pour tomber nez à nez avec une araignée. Elles lui demandèrent si elle avait vu le serpent. Elle leur assura que non et leur proposa de la suivre vers un endroit sûr. Malheureusement la petite nuée volante ne se rendit pas compte que cette dernière était, elle aussi un prédateur affamé qui les conduisait droit dans un piège. Arrivée dans son antre, il était trop tard. Une partie de la bande n’eut pas le temps de réagir et se retrouva coincée dans sa toile invisible. Elles finiraient leur courte vie dans l’estomac du fourbe arachnide.
Les rescapées décidèrent de se venger en lui tendant un piège. Elles attirèrent le serpent en se plantant devant lui pour le narguer. Il réagit instantanément et bondit sur ses proies. Elles esquivèrent ses crocs acérés et s’enfuirent à toute vitesse vers le repaire de l’araignée. Dans son élan, il s’y engouffra la tête la première alors que les petites créatures agiles, elles, s’en écartèrent à la dernière seconde. Pas de mites au souper ce soir mais en récompense une juteuse araignée, voilà qui fera bien l’affaire.
4/ Titre du chapitre : RENOUVEAU
L’araignée fut goulument ingurgitée, largement appréciée et savamment digérée. Tout autour, un fourmillement d’insectes d’une extraordinaire variété cherchait à se nourrir, à protéger sa progéniture, à déjouer les stratégies des prédateurs en se camouflant, tantôt en se fondant dans l’environnement pour se rendre invisible, tantôt en fuyant tout simplement à tire d’aile ou aussi vite que leurs pates le permettaient. Certains s’aventuraient alors profondément à l’intérieur des planches de bois déjà rongés par des vers, d’autres trouvaient refuge entre des briques ou des pierres. Le moindre recoin de ce qui avait été bâti de mains d’ouvriers était réorganisé selon le bon vouloir ou les nécessités des différentes espèces. Aucun espace n’était négligé, pas un matériau ne s’avérait inutile : le domaine des Gaillard se réinventait avec l’imagination des plus petits organismes, consacrant ainsi la créativité du monde sauvage. Et, même s’ils se chassaient souvent de manière impitoyable, la mesure s’imposait. La perpétuelle recherche d’un équilibre encourageait la diversité, l’existence de chaque espèce garantissait la survie de toutes. Une multitude des petits mammifères comme les mulots ou les campagnols s’étaient eux aussi reproduits de manière exponentielle et s’octroyait une place dans ce bouillonnement de vie. La présence en grand nombre de ces rongeurs attirait tour à tour des belettes, des fouines ou des hermines. Les chats livrés à eux-mêmes y faisaient aussi des incursions, et il n’était pas rare que des femelles sangliers, suivies de leurs portées de marcassins, n’y viennent s’essayer à la chasse.
Ce qui pour les scientifiques humains se résumait à l’avènement de combinaisons biochimiques inédites qui s’opéraient sur le théâtre d’un nouvel écosystème hybride, ressemblait en réalité à un renouveau du vivant. Depuis la fin du 18ème siècle, les activités nécessaires à l’économie des humains avaient abouti à une sélection sévère des espèces tolérées sur cet espace, les autres avaient été systématiquement détruites, anéanties et empêchées de s’y installer. La monoculture avait appauvri et dépeuplé les sols. Pour améliorer les rendements à court terme, même ceux du petit jardin attenant, les engrais chimiques et les pesticides industriels avaient supplicié la terre et finalement caricaturée au point de se réduire à un milieu inféodé aux besoins d’un seul être vivant : une centenaire homo sapiens. Aujourd’hui, tout avait changé, un nouveau cycle commençait.
Pour nourrir ses petits, un hibou qui avait élu domicile à la lisière d’une forêt des alentours, quitta la branche qui surplombait son nid, prit son envol, puis s’aventura pour la première fois au-dessus de l’ancienne maison qu’elle avait soigneusement évité jusque-là tant elle craignait les humains et leurs fusils. En tournant sa tête rousse et blanche à deux cent soixante-dix degrés, sa vue panoramique lui permit de constater que, du ciel, il était désormais impossible de reconnaître l’endroit qui avait longtemps abrité des générations de bipèdes. La femelle distinguait à peine les rares tuiles encore apparentes qui avaient formé le toit de la belle maison que la croissance des jeunes arbres avait complètement démoli en le crevant à plusieurs endroits. Ce qui surplombait l’énorme bâtisse s’était effondré avant que les lourds murs de pierre ne s’affaissent puis disparaissent sous d’épaisses couches de mousses. Les fougères avaient proliféré et, en se multipliant maintenant sur tout ce qui avait constitué la propriété de la famille Gaillard, elles avaient redessiné le paysage et réintégré le peu qui subsistait du manoir au reste du panorama indompté. Rassuré, le hibou fronça les sourcils et déploya ses ailes. Ses yeux orangés repérèrent le pelage brun d’une souris parmi des fleurs blanches ; la maman se réjouit de bientôt pouvoir rassasier ses oisillons. Elle fondit sur sa proie comme l’avait ses ancêtres durant des centaines de milliers d’années, en se disant que le passage des humains sur son territoire n’avait été qu’une parenthèse.