La décision de quitter la ville pour s’installer à la campagne murissait depuis plusieurs années dans l’esprit de Monsieur et Madame Morin-Diallo. Les problèmes d’asthme de Sarah, la petite dernière, et les plaintes incessantes des voisins lorsque les jumeaux Lucas et Salomon jouaient dans la cour de leur résidence du centre-ville de Lyon avaient fini par les convaincre de faire le grand saut. Alors, un matin d’août, les cinq Lyonnais accompagnés de leur chien et de leur chat s’étaient installés dans un coin reculé d’Ardèche au bord de la rivière la Bourges, dans une jolie maison de pierre abandonnée depuis seulement six mois. La santé déclinante du couple de retraités qui y avait vécu les avait poussés à rejoindre la vallée non loin d’un centre hospitalier et des services qu’il proposait aux personnes âgées. Les parents Morin-Diallo, Laurence et Driss, tout sourires, se réjouissaient. Enfin ils réalisaient leur rêve, offraient à leurs enfants de sept et douze ans un cadre de vie proche de la vie sauvage, où l’air était peu pollué et qui permettrait à leur progéniture d’évoluer au grand air, dans un milieu sain au plus près de la nature. Dès les premiers jours, la respiration de Sarah se fit plus fluide, aucun accès de toux à déplorer, son teint s’était éclairci, elle était radieuse, son père et sa mère s’en félicitait. Quant aux garçons, ils n’en revenaient pas de disposer d’un terrain de jeu qui leur semblait illimité. Ils couraient dans les bois, dévalaient les pentes à s’en couper le souffle, sautaient dans les cascades, s’aspergeaient d’eau dans la rivière, hurlant et riant sans déranger personne, un vrai bonheur.
Or, ce dont aucun d’entre eux ne se doutait, c’était que le vide de la maison qu’ils venaient d’investir n’était qu’apparent. En effet, cachés dans les nombreux recoins des deux étages que les Morin-Diallo occupaient, ainsi que dans le grenier, dans la cave, au beau milieu de ce qui avait été un potager, sur la rivière et partout sur ses rives, fourmillait un grand nombre d’espèces de la faune et de la flore locale. Des bactéries invisibles à l’œil nu, des insectes plus ou moins faciles à vivre, des reptiles surtout de petites tailles, des mammifères petits et grands, jusqu’aux oiseaux qui volaient librement au-dessus de la nouvelle demeure de Laurence et de Driss. Sans le savoir, les cinq bipèdes citadins et leurs deux animaux de compagnie bouleversaient tout un écosystème qui avait appris à exister sans devoir composer avec des humains.
Laurence entreprit d’abord de s’occuper du jardin qu’elle voulait rendre joli. Elle s’arma d’une énorme paire de ciseaux en métal et d’autres ustensiles et commença par se charger des mauvaises herbes : elle défrichait, éliminait toutes les plantes qui lui semblaient laides ou inutiles, une hécatombe. Dans la remise, Driss fut ravi de trouver une tondeuse à gazon dont le réservoir contenait encore suffisamment de carburant. Afin de rendre les alentours de leur propriété plus ordonnée, il sortit l’engin, et l’alluma. Un bruit de moteur vint perturber le calme à une centaine de mètres à la ronde, semant l’effroi dans la nature, d’autant que la fumée noire qui s’en échappait était irrespirable. Alors qu’ils jouaient dans le lit de la rivière, les deux garçons n’hésitaient pas à s’emparer de cailloux qu’ils jetaient à la surface pour s’éclabousser, sans se rendre compte qu’ils retiraient leurs abris à des crustacés livrés subitement sans secours aux attaques de leurs prédateurs. Leur chien, encore jeune et turbulent, ne sachant plus où donner du museau, pourchassait les papillons affolés, creusait la terre en arrachant les racines nécessaires à la survie des plantes, ses jeux détruisaient aussi l’habitat d’insectes incapables de vivre au grand jour. Le chat aussi jubilait, il avait à sa disposition un vaste terrain de chasse où les rongeurs dont il raffolait, découvraient bien trop tard son habileté et sa redoutable efficacité. Le petit félin ne mit pas vingt-quatre heures à s’adapter à son nouvel environnement, il en devint le principal prédateur.
En se rencontrant, deux univers qui n’aspiraient pourtant qu’à vivre en paix entraient en collision. Mais, ignorés par les humains, c’était au monde des plantes et des animaux de réagir, d’observer attentivement le comportement des nouveaux venus afin de s’y adapter, puis de trouver rapidement les moyens de cohabiter avec ceux qu’ils considéraient comme des intrus qui leur compliquaient l’existence.




Lorsqu’elle ouvrit la porte, elle eut le pressentiment que définitivement sa matinée serait perdue. Un homme étrange vêtu d’une houppelande pas très nette, le visage buriné était debout devant elle avec au devant de lui une corbeille à linge. Une serviette de bain un peu froissée recouvrait le dessus... "Pas très net" se dit-elle. Il lui murmura "Je viens pour la collection.
– La collection ?
– Vous l’avez-bien capturée ?
– Capturée qui ? Le vieil homme hésita. Il souleva la serviette.
– Celle que vous avez capturée manque pour avoir le message définitif". La corbeille était pleine de feuilles mortes d’arbres d’espèces différentes, de couleurs différentes, une sorte d’amas informe qui semblait bien précieux à ses yeux.
"Je crois même que c’est la dernière qui me manque. Son ascension dans le ciel révèle sa place, elle est au faîte, elle couronnera mon arbre définitivement."
"Vieux fou" se dit-elle, "un voisin de l’hôpital d’à côté." Il avait du l’observer d’en bas de la cour. "Monsieur, vous m’importunez." Elle essayait de faire un effort pour ne pas trop s’agacer. "Au revoir". Elle tenta de fermer la porte.
"Mademoiselle, ne me prenez pas pour un fou. Considérez-la comme la vôtre. C’est peut-être votre première. La première de votre arbre. Alors gardez-là précieusement. Mais ne vous inquiétez pas trop d’avoir commencé par le faîte, il est des gens qui commencent sur le haut de la canopée. C’est plus périlleux pour eux, mais ils accèdent plus vite à la légereté. Regardez-moi, à l’âge que j’ai c’est une de cette hauteur qui me manque depuis des années, et vous vous l’avez capturée. J’aurais aimé commencer comme vous, en couleurs, en haut de l’arbre."


Avec pour toute vue, celle graphique des cyprès dressés vers les mouvements du vent, guidant les feuilles tordues dans un cha-cha angulaire.
L’homme prit place sur la chaise verte posée près de la fenêtre, et ferma les yeux. Le temps fit une pause.
Dans une inspiration profonde ; elle senti le besoin de capter sur papier vélin les qualités charnelles des formes vertes, ocres et marrons de cette composition en plongée. L’homme en avait si bien relevé la poésie parme. Elle effleura le pinceau qui retenait ses cheveux, le saisi de sa main gauche et en humecta les poils dans de la tempera vert olive.
Dans un geste senti, elle glissa sur le papier translucide les courbes et les masses en marquant des pauses, au rythme des vides entre les branches. L’homme se mit à fredonner un air délicat. "The automn leaves are red and gold, and so i hear, the summer kisses..."
Il sourit.
Elle déposa le pinceau dans le flacon d’eau distillée et tendit le dessin à l’homme, dans un geste fluide, presque dansé.


Il étudia longuement le dessin, le tourna dans ses doigts maigres, hocha la tête à la façon d’un vieil oiseau... mais d’ailleurs la ressemblance, oui la ressemblance... Décidément elle était partagée, cette traduction, cette ressemblance qui l’emmenait loin dans le rêve. Hasard, cette feuille et ce vieux monsieur qui ressemblait à un oiseau... et si c’était un signe.
Il y a quelques temps elle avait eu l’occasion de traverser le parc et déjà comme elle était éblouie en fin d’après midi par le soleil couchant elle avait remarqué comme un pastel auréolé un banc sur lequel quelqu’un était assis, qui lui avait fait un petit signe de la tête, discret auquel avait répondu par un sourire en passant. Il avait répondu, puis elle l’avait dépassé et avait oublié.


Alors elle marcha dans les rues de la ville, portée par le mouvement, le rythme des passants, et c’était comme une danse avec ses déplacements, ses silences, ses ruptures, ses pauses... une chorégraphie improbable, une recherche peut être ou une fuite ; ou peut être un peu de tout cela. Et dans cette errance choisie elle trouva une jouissance inattendue, celle d’être une et multiple et elle se perçu Eau, Source ? Torrent jaillissant ? Rivière apaisante ? Et elle aurait souhaité que cela dure sans fin Elle... vivante... oui elle était vivante, un Tout et des milliers de fragments d’eau et cela brillait au soleil. Une émotion fulgurante la saisit et alors elle s’arrêta soudain comblée dans tout son être...


Le silence habitait sa conscience. Pas de mot, de pensée fugace en cet instant. Juste le présent des sensations et le sentiment d’être.
Les pieds ancrés dans le sol, mystérieusement reliée en ce centre de la terre, qu’elle partage avec tous les vivants. Y compris cet arbre qui lui a fait don de cette feuille, y compris cet homme croisé quelques instants.
Ce centre commun qu’elle n’aurait pas à conquérir par l’imaginaire, par les voyages ou une expédition volcanique en Islande car elle l’avait déjà atteint aujourd’hui. Elle se sentait profondément connectée à cette source commune en cet instant sans fin.
Saura t’elle le partager à son frère quand elle le verrai dans 5 jours ? Parleront-ils de spéléologie, de Jules Verne, de traduction pénible et des misères du quotidien ? Ressortiront-ils les vieux souvenirs de leur enfance en fumant cigarette sur cigarette ? Ou bien arriveront-ils à sortir de l’ornière des habitudes familiales et parler pour une fois en vérité de ce qui les anime profondément, de ce qui fait qu’ils sont frère et soeur au delà des habitudes communes ?
Si ce n’est dans 5 jours, elle sait que cela se fera.
Simplement, un jour, comme aujourd’hui.