Salut Armande grillée !
Dis-donc, tu ne sais pas ce que tu rates, ici. On prépare les 100 ans de Bison, mon arrière grand-mère zazou. Tu t’en souviens, tu l’avais rencontrée l’année dernière à Ville d’Avray ? Elle est en pleine forme. On dirait même qu’elle rajeunit de jour en jour sous ses couettes bicolores. Elle est toujours copine avec sa souris grise à moustaches noires. Elle regarde en boucle et très fort sur son ordi l’intronisation d’Emmanuel Macron, elle est persuadée qu’il s’agit d’une réincarnation de son Boris Vian chéri. Elle m’a montré une photo de lui : je reconnais qu’ils sont copie conforme. L’autre jour, elle m’a offert une trompette.
Tu as 15 ans maintenant, c’est l’heure de t’y mettre, mon petit Boris.
Elle ne m’appelle jamais Léonard. Elle dit que ça ne me va pas. Ma grand-mère Chloé, c’est à dire la fille de Bison, n’est-ce pas, et la mère de mon père, tu me suis j’espère, Mamie-Chloé donc, déteste Boris Vian presque autant que sa mère l’adore.
Mais lâche-le avec ton Vian, tu m’as pourri la vie avec ce snobinard, tu ne vas pas recommencer !
Moi, ça m’est égal. Qu’elle m’appelle Boris, si ça lui chante !
Je l’adore, la Bison. Avec ses yeux vairons, elle voit des choses extraordinaires. Elle prétend, par exemple, que les carreaux de la cuisine changent de couleur en fonction du plat servi sur la table. On mange une soupe de cresson, ils verdissent dans les coins. Moi, au vrai, je ne vois pas trop la différence, mais je la crois.
L’autre jour, elle m’a tendu un miroir grossissant :
C’est mon secret, tous les jours, je me zyeute là-dedans et les rides en se voyant si laides en ce miroir se retirent sous la peau, ni vu ni connu. Ça marche aussi pour les comédons.
J’ai essayé, tu ne vas pas me croire mais j’ai une peau de bébé magnifique. Tu verras comme je suis beau sur le selfie que je t’envoie en pièce jointe.
Avec mon père, on a décidé de faire réparer son pianocktail, tu sais, cet instrument qui transpose des mélodies en cocktails ? Pour le moment, il est bloqué sur On the rocks. Il ne fait plus que des glaçons, qu’elle avale cul sec, comme si de rien n’était, elle n’a pas froid aux yeux ! Elle s’est, de surcroit, (t’as vu comme je parle bien ?) mis en tête de faire une surprise-party comme au temps de sa jeunesse. Elle veut que j’invite mes potes parce que les siens sont tous morts, je lui dis yes pour ne pas trop la vexer mais je n’en parle à personne. À part toi, je ne vois pas trop qui inviter. Mais, dis donc ! Tu pourrais faire l’aller-retour. Allez ! Oublie un peu tes vocalises à Berlin et viens boire un Virgin Mojito à la fraise sur un air de Chopin. Comme ça, je te montrerai aussi Crâne d’oeuf : il a des petites tâches en accordéon sur les aréoles, je ne comprends pas d’où ça vient. Peut-être que tu lui manques un peu. Les autres cactus se passent très bien de toi, il sont magnifiques. Ma chambre ressemble à une serre tropicale. Ma mère n’y met plus les pieds, elle est furieuse, bon débarras. J’ai eu mon premier cours de trompette. Je me suis démonté la mâchoire mais j’ai réussi à sortir un do. Si je travaille tous les jours, j’arriverai peut-être à jouer cent notes de Duke Ellington à la Bison pour ses cent ans. Et toi, tu fais des arias toute la journée dans ton stage nec plus ultra pour futures divas ? Et l’allemand, tu t’en sors ? Donne-moi des news et regarde les billets d’avion Berlin-Paris, pour le week-end du 18. Grouille, c’est dans trois semaines.
Tschüss.
PS : ça y est, c’est demain ! Mon père ouvre enfin sa librairie ! Changement de vie !
RE- PS : si jamais, à Berlin, tu vois des chaussures en peau de bison à semelles compensées, achète-les pour Bison, taille 36. Je te rembourserai. Ici, je ne trouve pas. Elle en rêve depuis si longtemps.
Ca y est, je suis mort pensa-t-il. Mais pourquoi son dos ressentait-il et souffrait-il alors des reliefs du sol sur lequel il gisait ? Et pourquoi son cœur battait-il encore ? Il pressa fortement ses tempes entre ses doigts moites et tièdes : un étau étreignait maintenant sa tête. Ouvrant les yeux, il distingua un halo de lumière diffus. De vives couleurs se succédaient à un rythme effréné, se confondaient, se mélangeaient. Son regard parcourant le ciel, il lui sembla distinguer maintenant des ombres martelant le sol de leurs pieds impérieux. Que faisaient-elles ? Les bras des créatures fendaient l’air en gestes saccadés, stéréotypés. Sa vision s’affinant il distinguait à présent des gouttes de sueurs perler sur leurs fronts, couler sur leurs lèvres. Il lui sembla que ces bêtes étaient en transe. Soudain, recouvrant l’ouïe, le son, violent, vient frapper ses oreilles. Ce fut la musique, familière, qui le ramena à la réalité et les derniers événements lui revinrent en mémoire. LSD. Rouler à vive allure avec Ariane, déguisés. LSD. Se couler dans la fête et se sentir comme téléporter. LSD. Tutoyer les étoiles. LSD. Et s’envoler.
S’envoler sans contrainte. Hors de la réalité pour rejoindre le monde interstellaire. Ariane arriverait bien à le suivre sur le chemin des étoiles et des histoires hors du temps. Mais ! Mais que se passait-il ? Il sentit soudain des milliers de picotements dans son corps qui maintenant se désagrégeait et se transformait en poudre d’étoiles. Oui ! Enfin ! Il allait vivre en elles, disséminé à travers l’espace. Et son esprit ? Ce fut une véritable explosion. Plus de gravité, plus de contrainte. Il faisait enfin l’expérience d’une liberté nouvelle, totale, extraordinaire et envahit l’espace de tout son être, chaque étoile, chaque corps stellaire devenant une infime partie de lui-même.
Il devenait l’espace tout entier, flottant, irréel, immatériel, toujours en mouvement, toujours changeant ! Il voyait au delà de l’infini... De nouveaux territoires s’ouvraient à lui, inconnus. Sa seule envie était de découvrir, de se nourrir de ces nouvelles terres, de s’éblouir de ses couleurs !
C’était une totale renaissance ! Tout restait à faire. Réapprendre à vivre, à se mouvoir, à s’alimenter, à respirer. Son corps n’était plus mais son âme vivait, intensément.
Comment avait-il fait avant pour exister dans son univers étroit et terne, subissant la pesanteur et le poids du monde. Tout n’était que règles figées, couloirs étroits, lois écrites. Chaque pas était compté, chaque geste réfléchit !
Oh mon Dieu, là, il vivait, il était lui, un nouveau moi en effervescence, en ébullition. Mais comment allait-il gérer ces nouveaux sentiments, ces nouvelles sensations... Serait-il à la hauteur ?...
Allait-il répondre aux attentes, parfois silencieuses, des habitants du monde ? Comment allait-il réparer l’irréparable ? Reconstruire et guérir ce que d’autres avaient pris soin d’abandonner dans un coin du chaos, dans le ventre de l’oubli ?
Comment appelle-t-on le soupir de Dieu ? Comment nomme-t-on l’instant qui précède le moment de la décision ?
Personne ne saura jamais si Dieu ce jour-là s’était levé du pied gauche ou bien si il avait longuement mûri son choix. Mais il avait choisi.
Depuis sa hauteur, il contempla le temps et l’espace. Dans ce qui lui servait de regard, on devinait le reflet de la fin du monde connu et inconnu. En regardant un peu plus attentivement, on pouvait désormais voir accélérer les étoiles, déferler des pluies de météorites, se dérouler des hélices d’ADN célestes... Bientôt la matière ne serait plus et les atomes retrouveraient leur vibration première, celle de l’origine de la création de toute chose. Bientôt, l’histoire de l’univers ne serait plus qu’un lointain souvenir. Bientôt l’homme serait à réinventer.
Ou pas.
